Stan Zézé : « Changer le modèle économique en Côte d’Ivoire est désormais une obligation »

Stan Zézé : « Changer le modèle économique en Côte d’Ivoire est désormais une obligation »

L’agence de notation financière panafricaine Bloomfield Investment vient de publier son rapport annuel sur le risque pays en Côte d’Ivoire. Sur presque tous les paramètres, la première économie de l’UEMOA s’inscrit sur des perspectives négatives à court et long terme, dans un contexte socio-politique tendu. Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, Stan Zézé, PDG de Bloomfield Investment revient sur les points saillants du rapport et analyse, entre autres, la situation au plan régional.

La Tribune Afrique – Le risque pays en Côte d’Ivoire est plus élevé en 2020 comparé à 2019, selon le rapport. Les performances macroéconomiques ont fléchi en raison de la pandémie, mais c’est surtout le risque sociopolitique qui enfonce le clou. Les élections présidentielles du 31 octobre en sont-elles l’unique explication ?

Stan Zézé – Tout d’abord, les performances économiques de la Côte d’Ivoire en 2019 ont été solides grâce à l’ensemble des secteurs d’activités. Toutefois, la pandémie a occasionné un affaiblissement prononcé de certains secteurs (Transport, Restauration, Hôtellerie) plus que d’autres, à la suite des mesures de confinement qui ont naturellement eu des conséquences négatives. Cela se ressentira sur la croissance économique au terme de l’année 2020. Les économies africaines en général ne sont pas suffisamment résilientes pour un shutdown total. Des pays comme le Bénin l’ont compris et ne l’ont pas appliqué. En effet, au Bénin, les activités économiques se sont poursuivies dans le respect des mesures barrières pour limiter la propagation du virus. Il n’y a pas eu pour autant plus de morts au Benin qu’en Côte d’Ivoire ou au Burkina Faso, au contraire. Ce constat fait un mois après le début de la pandémie, il fallait réajuster la stratégie. Malheureusement, nous sommes restés dans la logique de tout fermer. La Covid-19 n’a certes pas eu des effets dévastateurs sur le plan sanitaire, ceux-ci étaient en revanche tranchants sur le plan économique.

A cela s’ajoute, le troisième mandat qui intervient après la promesse de départ du président sortant, après une campagne pour le changement de la constitution qui actait sa non-participation aux élections du 31 octobre. Cela frustre les citoyens. Et je pense que la réaction des gens vient du fait qu’ils ont le sentiment d’avoir été foulés. Cette situation créé une ambiance assez tendue dans le pays et exacerbe la crise. La communauté internationale commence à mettre en garde et naturellement, cette situation inquiète les investisseurs. Cela provoque une dégradation de l’environnement des affaires. Tout dépendra de l’attitude du parti au pouvoir. La crise peut être aigue, mais peut s’apaiser rapidement si des signes forts sont donnés de part et d’autre.

L’avenir économique de la Côte d’Ivoire est-il donc suspendu à son avenir politique ?

Malheureusement, oui. Nous sommes dans des pays où le secteur privé n’est pas extrêmement fort et reste étroitement lié au secteur public. La situation pourrait être différente dans les pays où les deux secteurs évoluent indépendamment. Mais en Côte d’Ivoire, la commande publique joue un grand rôle dans les activités du secteur privé, parce qu’il y a peu de groupes industriels nationaux capables de soutenir l’économie et l’investissement dans l’économie sans l’appui de l’Etat. C’est la raison pour laquelle les chiffres de croissance de la Côte d’Ivoire -comme un peu partout en Afrique, sont tirés vers le haut par les grandes entreprises étrangères qui sentent leurs investissements menacés dès qu’il y a un soubresaut. Le tissu économique est constitué à 95% de PME, mais qui ne contribuent qu’à maximum 20% de la richesse créée. Ce n’est pas suffisant pour avoir une économie domestique solide et suffisamment robuste pour absorber les chocs. C’est donc l’occasion pour la Côte d’Ivoire de repenser son modèle économique pour l’orienter vers une transformation profonde. Et la pandémie l’a bien montré. Il faudrait mettre l’accent sur l’autosuffisance dans tous les secteurs en transformant les matières premières, en industrialisant l’économie de telle sorte qu’en cas de fermeture des frontières, le pays puisse continuer de fonctionner, tout comme les pays développés.

Dans cette mondialisation malheureusement, la Côte d’Ivoire s’est laissée emportée dans une dépendance extrême de l’extérieur. Ainsi, dès qu’il y a fermeture des frontières, il devient difficile d’avoir un gant, alors que la Côte d’Ivoire est producteur d’hévéa. On pourrait avoir une industrie de caoutchouc, de pneus … En tant que premier producteur mondial de cacao, la Côte d’Ivoire pourrait avoir une industrie cosmétique, développer tous les dérivés pharmaceutiques du cacao…

Changer le modèle économique n’est même plus un besoin ou une nécessité, c’est désormais une obligation. C’est une question de survie, pour les économies africaines en générale et pour la Côte d’Ivoire en particulier. La pandémie est venue marquer une rupture avec tout ce qui a été fait depuis les indépendances. C’est un nouveau départ qui doit s’opérer. Il faut une nouvelle approche économique et une nouvelle approche politique.

L’inquiétude plane dans les milieux d’affaires, mais la notation du climat des affaires dans votre rapport est restée inchangée comparé à 2019, s’inscrivant toutefois sur des perspectives négatives à court et long terme. Pour quelles raisons ?

La Côte d’Ivoire dispose d’une économie assez solide, car elle a de bons fondamentaux et est diversifiée. Elle a donc un minimum de résilience et une capacité de rebondissement extraordinaire. Cela a été démontré après plusieurs chocs. Sauf que l’investisseur regarde ce qui est en train de se passer et se dit qu’il n’investira pas dans un pays où il y a de l’instabilité. Donc, même si les fondamentaux sont bons, le fait que nous sommes dans des pays où le politique prend le dessus sur l’économie transmet le message selon lequel si le politique va mal, on ne peut pas prospérer économiquement.

Ceux qui sont déjà implantés ont peut-être une autre approche, parce qu’ils se disent qu’ils sont déjà intégrés et qu’il est question pour eux de limiter la casse. Mais le climat des affaires implique également l’attractivité des investissements. Les investisseurs à venir ne seront pas intéressés et attendront que les choses reviennent dans l’ordre au niveau politique ou alors décideront d’aller ailleurs. A ce moment, ils ne reviennent pas nécessairement.

La présente étude est une étude dynamique. Ces perspectives peuvent changer si par exemple le président sortant se retire pour présenter un autre candidat (c’est ce que réclame l’opposition) ou s’il reste candidat et réintègre les candidats recalés. Cela pourrait apaiser le climat de façon significative. C’est au fur et à mesure de l’évolution de la situation que nous ajustons la note et la perspective. Même si la note est annuelle, elle peut changer s’il survient un événement à fort impact sur la qualité de l’environnement des affaires.

Au niveau régional aussi, les signaux ne sont pas très bons, avec notamment la situation au Mali, l’incertitude en Guinée… La Côte d’Ivoire est la première économie de l’UEMOA. Face au contexte national et régional qui prévaut actuellement, à quoi devrait-on s’attendre ?

A mon avis, la dimension régionale est très importante. Primo, il y a déjà de sérieux problèmes sécuritaires au Mali, la situation sociopolitique en Guinée depuis quelques jours et la fragilité qu’est en train de connaitre la Côte d’Ivoire peut exacerber l’insécurité dans la sous-région. Secundo, la gestion du problème malien par la CEDEAO peut être un peu inquiétante, parce que l’institution est dans une position assez intransigeante dans un environnement qui évolue. Tout le monde est d’avis que le coup d’Etat n’est pas une bonne chose. Mais en réalité, être intransigeant et inflexible n’empêchera pas un coup d’Etat. Au contraire, cela ne sert qu’à appauvrir le pays. Ce qui serait peut-être avantageux, c’est d’y aller avec un esprit ouvert et trouver des moyens d’alléger les sanctions, de façon à donner une marge de manœuvre à ceux qui sont autour. Car à la fin de la journée, ce sont les populations qui trinquent et un pays déjà fragile qui pourrait être exposé à des problèmes sécuritaires très graves.

La Côte d’Ivoire représente quand même près de 40% du PIB de l’UEMOA. Son instabilité peut être désavantageuse au plan régional, surtout qu’il est question aujourd’hui d’emmener les pays africains à travailler dans une logique Sud-Sud, afin d’être moins dépendants de l’extérieur. Evidemment, si les pays commencent à être moins stables, cela risque d’être assez compliqué, d’autant que l’Afrique de l’Ouest est une zone d’intégration réussie et dont les frontières sont très perméables. Et alors que les problèmes économiques peuvent rapidement s’exporter au Burkina Faso déjà en difficultés, nous sommes dans une situation où il faut sauver le ‘soldat’ ivoirien.

Une instabilité générale serait dommage pour la future monnaie unique, l’Eco, mais aussi pour la Zone de libre-échange continentale (Zlecaf) dont la mise en œuvre est prévue en janvier 2021…

Bien sûr. Une instabilité généralisée engloutirait tous ces efforts de renforcement des relations commerciales, culturelles et politiques entre les pays africains. Ce qui est dommage sur notre continent en général, c’est que nous sommes dans une logique de court terme, au lieu du très long terme. S’inscrire sur le long terme, c’est chercher la stabilité pour une prospérité sur le très long terme.

Le rapport évoque également des handicaps structurels persistants. Aussi, la croissance du PIB devrait baisser à moins de 3% en 2020, contre 7,5% en 2019. Y a-t-il un moyen de préserver les acquis économiques de la Côte d’Ivoire dans le contexte actuel ?

Les acquis économiques peuvent être préservés en mettant en place une solide stratégie de relance économique. Il faudrait donc renforcer la diversification des produits d’exportation par exemple, comme nous l’avons dit dans le rapport, créer les conditions pour améliorer l’environnement des affaires et continuer à attirer les investisseurs. Il faudrait également penser sérieusement à la décentralisation économique. Aujourd’hui, toutes les activités sont concentrées sur Abidjan. Il est nécessaire de créer des pôles économiques régionaux pour désengorger la capitale économique et attirer les investisseurs dans des zones vierges préalablement équipée d’infrastructures. Une façon de le faire à travers l’Etat serait de décentraliser des grosses structures stratégiques publiques qui peuvent être décentralisées et qui apporteraient avec elles des citoyens ayant un certain niveau de revenus. Cela favoriserait la création d’activités économiques auxquelles les entreprises se grefferaient au fur et à mesure. Cela pourrait aboutir à la création d’une zone économique et industrielle régionale. En plus, la Côte d’Ivoire devrait augmenter ses capacités de production, augmenter sa production de richesse et renforcer ses PME. Le potentiel est là, mais il faut ouvrir les opportunités. Lorsque les opportunités sont cependant concentrées à un seul endroit, à un moment il y a des effets de saturation. Il faut donc désaturer Abidjan en décentralisant.

Cela va de pair avec la logique de décentralisation administrative et politique qui consiste à donner aux régions les moyens de créer les infrastructures nécessaires pour accueillir les investisseurs, changer le système de subventions… Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire applique le principe d’unicité des caisses. Tous les impôts sont concentrés à Abidjan avant d’être redistribués. Très souvent, la redistribution n’est pas proportionnelle à ce que ces collectivités locales devraient en principe recevoir. Ainsi, bien qu’on leur donne l’autorisation d’emprunter, elles sont soumises à une surveillance très stricte. Le défaut de compétences des administrations des collectivités locales est avancé comme argument. Mais, il est possible de renforcer les compétences, réfléchir à un autre modèle de gestion administrative des collectivités locales. On peut faire comme aux Etats-Unis où il y a un maire qui gère le volet politique et un directeur général de la ville qui gère le volet administration et gestion. La ville est gérée comme une entreprise privée. Le directeur général est recruté sur la base d’un appel à candidature… Il y a de nombreuses possibilités, mais il faut s’asseoir et réfléchir. Et cette réflexion devrait être ouverte à l’ensemble des intelligences du pays.

Propos recueillis par Ristel Tchounand.

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