Sidi Ould Tah : le bâtisseur silencieux du développement africain

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À 60 ans, l’économiste mauritanien qui vient de prendre les rênes de la Banque africaine de développement incarne une génération de technocrates africains rompus aux arcanes de la finance internationale. Portrait d’un homme discret qui a transformé chaque institution qu’il a dirigée.

Les fondations d’un parcours d’exception

Né en 1964 dans une famille d’enseignants mauritaniens, Sidi Ould Tah grandit dans un environnement imprégné de savoirs traditionnels et de culture francophone. Cette double influence forge très tôt sa capacité à naviguer entre plusieurs univers culturels, atout qui se révélera déterminant dans sa carrière internationale.

Son parcours académique témoigne d’une exigence intellectuelle précoce. Après une maîtrise obtenue à Nouakchott, il poursuit ses études en France avec un DEA en économie à l’Université Paris-VII, puis un doctorat en sciences économiques à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Cette formation française ne constitue que le socle de son expertise : polyglotte maîtrisant l’arabe, le français, l’anglais et même le wolof, il complète sa formation par des programmes spécialisés à Harvard, la London Business School et l’Institut suisse de finance.

Cette soif d’apprentissage révèle un trait de personnalité constant : la recherche permanente de l’excellence technique au service d’une vision stratégique claire.

L’apprentissage du terrain et de l’international

Les premiers pas professionnels de Sidi Ould Tah, dès 1984, l’ancrent dans les réalités économiques mauritaniennes. Expert à la Banque mauritanienne pour le développement et le commerce, puis cadre à la municipalité de Nouakchott et au Port autonome, il acquiert une connaissance intime des défis du développement local.

Cette expérience “terrain” enrichit sa compréhension avant son ouverture à l’international en 1996. Recruté par l’Autorité arabe pour l’investissement et le développement agricoles à Khartoum, puis dès 1999 par la Banque islamique de développement en Arabie saoudite, il découvre les rouages de la finance multilatérale. Son poste d’assistant technique du président de la BID lui offre un aperçu privilégié des coulisses de la diplomatie financière.

Cette double culture – africaine et moyen-orientale – constitue un atout distinctif qui lui permettra plus tard de tisser des ponts entre différents univers de financement du développement.

L’épreuve ministérielle : entre réformes et réalités

En 2006, Sidi Ould Tah rentre en Mauritanie comme conseiller économique, avant d’être nommé ministre des Affaires économiques et du Développement en juillet 2008. Il hérite d’un contexte particulièrement difficile : crise financière mondiale et instabilité politique consécutive au putsch de 2008.

Son passage au ministère révèle ses qualités de gestionnaire de crise. Face au gel de l’aide internationale, il réengage les partenaires et contient l’impact de la récession sur l’économie mauritanienne. Ses résultats sont tangibles : maîtrise de l’inflation qui retombe à 2,2% en 2009, maintien de la production minière nationale à 10 millions de tonnes annuelles, mobilisation de plus d’un milliard de dollars d’investissements privés malgré la conjoncture.

Homme de réformes, il préside le Conseil national de la statistique et représente la Mauritanie dans une dizaine d’institutions internationales, tissant un réseau qui lui sera précieux par la suite. Cependant, son bilan ministériel suscite des avis contrastés. Malgré ses déclarations optimistes – affirmant en 2013 que “la Mauritanie va atteindre le statut de pays à revenu intermédiaire d’ici peu” – la réalité économique résiste. À son départ en 2015, le pays affiche une dette publique frôlant 93% du PIB et une pauvreté persistante.

Cette expérience, loin d’être un échec, lui enseigne l’humilité face aux aléas des économies extractives et renforce sa compréhension des défis structurels du développement africain.

La transformation de la BADEA : dix années de révolution silencieuse

En avril 2015, Sidi Ould Tah est élu directeur général de la Banque arabe pour le développement économique en Afrique. Pendant dix ans, il opère une transformation spectaculaire de cette institution basée à Khartoum, prouvant ses capacités de réformateur institutionnel.

Son premier défi consiste à crédibiliser la BADEA auprès des marchés financiers. Sous sa direction, l’institution obtient pour la première fois des notations de crédit de haut niveau : Aa2/AA auprès de Moody’s et S&P en 2022, puis AAA (JCR) en 2023. Cette reconnaissance permet à la BADEA d’innover en levant des capitaux sur les marchés : premier eurobond de 500 millions d’euros en janvier 2024, suivi d’un second emprunt de 750 millions d’euros en mars 2025, sursouscrit trois fois.

Parallèlement, il obtient des actionnaires une augmentation historique du capital autorisé : +367%, passant de 4,2 à 20 milliards de dollars en 2022. Cette recapitalisation massive ouvre la voie à une expansion sans précédent des opérations.

Les résultats chiffrés témoignent de cette montée en puissance. Les approbations de financements annuels quadruplent en une décennie, passant d’environ 530 millions de dollars en 2017 à plus de 820 millions en 2021. Ould Tah oriente la BADEA vers de nouveaux domaines : financement du secteur privé africain, soutien au commerce et aux PME, développement des chaînes de valeur agricoles.

Une approche managériale moderne

Son style de leadership se caractérise par une modernisation systématique de la gouvernance. En 2018, il dote la BADEA d’une division de gestion des risques et d’un Bureau du développement institutionnel, introduit une culture qualité et obtient des certifications ISO multiples. Cette professionnalisation s’accompagne d’une stratégie à long terme (BADEA 2030) focalisée sur cinq axes prioritaires.

Sur le plan externe, il accroît la visibilité internationale de l’institution en la connectant avec d’autres bailleurs. Il joue un rôle actif au sein du Groupe de coordination arabe, qui annonce en 2023 une initiative commune de 50 milliards de dollars pour le développement de l’Afrique.

Cette décennie à la BADEA vaut à Sidi Ould Tah une reconnaissance continentale, matérialisée par des décorations du Tchad (2020) et du Sénégal (2022).

L’élection triomphale à la BAD

Fort de ce bilan, sa candidature à la présidence de la Banque africaine de développement en 2025 apparaît naturelle. Son élection le 29 mai 2025 constitue un triomphe : 76,2% des voix au troisième tour, la victoire la plus large de l’histoire de l’institution. Plus significativement, il recueille plus de 72% des voix africaines, témoignant d’une véritable légitimité continentale.

Il succède au Nigérian Akinwumi Adesina dans un contexte particulièrement délicat. Les États-Unis annoncent une réduction de 500 millions de dollars de leur contribution au Fonds africain de développement, tandis que l’Afrique fait face à une conjonction de crises : dette publique élevée, chocs climatiques récurrents, inflation importée.

Une vision stratégique pour l’Afrique

À la tête de la BAD, Sidi Ould Tah articule sa vision autour de quatre priorités majeures. D’abord, réformer l’architecture financière africaine pour renforcer la souveraineté financière du continent. Ensuite, débloquer les capitaux privés par des modes d’intervention plus flexibles et orientés résultats. Il prône également une industrialisation durable via la valorisation des ressources naturelles, transformant localement les matières premières plutôt que de les exporter brutes. Enfin, il mise sur le capital humain et le dividende démographique, considérant la jeunesse africaine comme un atout stratégique.

Son approche managériale s’inspire de son expérience à la BADEA : “La BAD doit abandonner les modèles bureaucratiques traditionnels pour une approche plus fluide et axée sur les résultats”, martèle-t-il. Cette philosophie de gestion, privilégiant l’efficacité opérationnelle à la bureaucratie, marque sa conception du leadership institutionnel.

L’héritage d’un bâtisseur discret

En prenant officiellement ses fonctions le 1er septembre 2025, Sidi Ould Tah incarne une génération de dirigeants africains qui allient expertise technique, vision stratégique et pragmatisme opérationnel. Son parcours, du technocrate national au banquier du développement reconnu internationalement, témoigne d’une capacité rare à transformer les institutions qu’il dirige.

Figure discrète mais efficace, il a prouvé sa capacité à concilier des univers différents – africain et arabe, public et privé – tout en maintenant un cap stratégique cohérent. Son défi à la BAD consiste désormais à appliquer cette méthode à une échelle continentale, dans un contexte géopolitique et économique particulièrement complexe.

À 60 ans, cet architecte du développement africain dispose de cinq ans pour concrétiser sa vision d’une Afrique financièrement souveraine et économiquement transformée. L’ampleur des défis égale celle des attentes placées en lui par un continent en quête d’autonomie et de prospérité.


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