Mathieu Kadio-Morokro : Le magnat qui a défié les géants du pétrole

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De simple ingénieur chimiste chez Shell à fondateur du troisième distributeur de carburant de Côte d’Ivoire, Mathieu Kadio-Morokro incarne la réussite entrepreneuriale africaine. À 81 ans, ce visionnaire continue de repenser l’avenir énergétique de son pays.

Dans le paysage économique ivoirien, peu de figures cristallisent autant les ambitions d’une génération que Mathieu Kadio-Morokro. Né vers 1943 dans l’Est du pays, à Abengourou, cet ingénieur chimiste de formation a bâti un empire pétrolier national qui rivalise aujourd’hui avec les multinationales historiques. Son groupe Pétro Ivoire, créé en 1994, s’est hissé au troisième rang des distributeurs de carburant en Côte d’Ivoire, derrière Total et Vivo Energy, une performance remarquable pour une entreprise locale dans un secteur dominé par les géants internationaux.

Des bancs d’école aux laboratoires de Shell

Le parcours de Mathieu Kadio-Morokro débute par une formation d’excellence. Après ses études primaires dans sa région natale, il intègre le prestigieux Collège d’Orientation du Plateau à Abidjan, puis le Lycée classique d’Abidjan où il décroche brillamment son baccalauréat. Une bourse d’études lui ouvre les portes de l’Europe : direction l’Université libre de Bruxelles pour un diplôme en physique-chimie, puis la France pour une spécialisation approfondie.

Ironie du destin, celui qui rêvait initialement d’enseigner se voit contraint de bifurquer vers le secteur privé, ses diplômes belges n’étant pas reconnus en Côte d’Ivoire. C’est alors qu’un ami l’oriente vers deux opportunités : Shell et l’OPC (Blohorn). Son choix se porte sur Shell, attiré, avoue-t-il, par « le mythe autour du pétrole ». Ce bagage scientifique international constituera le socle de sa future aventure entrepreneuriale.

Chez Shell Côte d’Ivoire, Kadio-Morokro gravit rapidement les échelons. De directeur commercial à directeur des opérations, puis directeur général de SIFAL, la filiale spécialisée dans la fabrication de lubrifiants, sa carrière semble prometteuse. Pourtant, elle se heurte à un plafond de verre typique de l’époque coloniale : la direction locale privilégie systématiquement les cadres expatriés.

L’audace de l’indépendance

Fin 1993, un déclic se produit. Un ami ghanéen lui fait une remarque qui changera sa vie : jamais il ne pourra devenir PDG d’une multinationale. À 51 ans, Mathieu Kadio-Morokro prend alors une décision audacieuse. Il négocie son départ de Shell – obtenant une indemnité de 45 millions de FCFA, sa voiture de fonction et six mois de salaire – pour se lancer dans l’aventure entrepreneuriale la plus risquée qui soit : créer la première entreprise nationale de distribution de produits pétroliers en Côte d’Ivoire.

Le projet Pétro Ivoire, lancé en 1994, défie tous les pronostics. Comment une start-up locale peut-elle espérer concurrencer les géants internationaux dans un secteur aussi capitalistique ? Les banques ivoiriennes, malgré les relations locales du fondateur, refusent catégoriquement d’octroyer des prêts, jugeant ses 45 millions de FCFA insuffisants pour démarrer dans le pétrole. La Société Ivoirienne de Raffinage (SIR) fait également de l’ombre à cette nouvelle société.

Le salut vient de l’État. Le président Henri Konan Bédié, soucieux de promouvoir l’entrepreneuriat national, propose l’entrée de Petroci, société publique, au capital de Pétro Ivoire et soutient publiquement le projet fin 1994. Grâce à ces appuis providentiels et à la solidarité de son réseau professionnel – d’anciens collègues du secteur lui fournissent équipements et conseils en différant les paiements –, Kadio-Morokro parvient à lancer sa première station-service à Treichville avec des moyens dérisoires.

L’expansion stratégique

Trois décennies plus tard, le pari s’est transformé en succès retentissant. Pétro Ivoire compte aujourd’hui 90 stations-service en Côte d’Ivoire et distribue plus de 3 millions de bouteilles de gaz butane et propane aux foyers ivoiriens. Le groupe s’est hissé au 6e rang des plus grandes entreprises privées ivoiriennes avec un chiffre d’affaires de 173 milliards de FCFA en 2021, selon le classement SikaFinance.

Cette montée en puissance s’accompagne d’une stratégie de diversification ambitieuse. Pétro Ivoire a développé des ateliers de maintenance automobile « POINT S », des boutiques « Cheznou » valorisant l’artisanat local, et des espaces de lavage « Lavage+ ». La société a également obtenu une triple certification ISO et remporté le Prix d’excellence du secteur hydrocarbures 2024, témoignant de sa qualité opérationnelle.

En 2018, la famille Kadio-Morokro reprend le contrôle intégral du groupe lors du retrait des fonds d’investissement étrangers Amethis et WAEMGF, grâce à un financement mezzanine de 19 millions d’euros de Vantage Capital. Cette opération sanctuarise l’indépendance du groupe face aux investisseurs extérieurs, fidèle à l’esprit pionnier de son fondateur.

Le virage de la transition énergétique

Conscient des mutations du marché énergétique, Mathieu Kadio-Morokro, secondé depuis 2010 par son fils Sébastien en tant que directeur général, engage Pétro Ivoire dans la transition énergétique. L’entreprise développe des stations-service « digitales » et installe des infrastructures de recharge pour véhicules électriques – la première borne rapide a été inaugurée en juillet 2024 à Abidjan.

La promotion du gaz domestique s’inscrit dans cette démarche environnementale. En favorisant le GPL, l’entreprise entend réduire la déforestation liée à l’usage du bois et du charbon en milieu urbain. Le groupe étudie également l’élargissement de son offre vers le gaz naturel liquéfié et les bioénergies.

Pour financer cette transformation, Pétro Ivoire a levé 30 milliards de FCFA sur le marché financier régional BRVM fin 2022, destinés à une vingtaine de projets stratégiques incluant nouveaux sites et modernisation.

Un réseau d’influence solide

Au-delà de son empire économique, Mathieu Kadio-Morokro cultive un réseau d’influence remarquable. Vice-président du Conseil national du patronat ivoirien (CNPI), il entretient des relations privilégiées avec les sphères politiques et économiques du pays. L’actuel vice-président de la République, Kablan Duncan, fut son camarade de lycée et s’est publiquement félicité du succès de Pétro Ivoire.

Membre de l’Association pour le Renforcement et le Développement des Activités pétrolières et gazières en Afrique (ARDA) depuis 2022, le groupe partage son expertise avec d’autres distributeurs africains et anticipe les évolutions du marché énergétique continental.

L’héritage et les défis

Présenté comme un « bâtisseur d’hommes » dans sa biographie « Jusqu’au bout du rêve » (2019), Mathieu Kadio-Morokro incarne l’équilibre entre héritage culturel – il est chef traditionnel agni d’Affalikro – et ambition moderne. Sa philosophie se résume en une formule : « l’impossible n’existe que dans les pensées ».

Les défis restent nombreux. Le secteur pétrolier demeure sensible aux fluctuations internationales et à la réglementation locale. La montée des mobilités propres oblige à repenser le modèle économique historique. La relève générationnelle avec Sébastien Kadio-Morokro doit également faire ses preuves, même si ce dernier semble tenir la barre après dix années à la direction générale.

À 81 ans, Mathieu Kadio-Morokro a réussi son pari : démontrer qu’une entreprise locale peut rivaliser avec les multinationales dans l’un des secteurs les plus capitalistiques. Son ambition désormais ? Faire de Pétro Ivoire « un nom majeur de l’approvisionnement énergétique en Afrique ». Un défi à la mesure de celui qui a toujours refusé l’impossible.


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