La Côte d’Ivoire face au défi de la valorisation de ses métiers populaires : un enjeu économique et social majeur

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La Côte d’Ivoire, figure de proue économique en Afrique de l’Ouest, fait face à un paradoxe frappant. Locomotive de la zone UEMOA avec une croissance soutenue de 6,2% en 2023, le pays voit pourtant une large partie de sa force productive – celle engagée dans les métiers dits “populaires” – souffrir d’une dévalorisation sociale persistante. Cette situation menace non seulement la cohésion sociale mais également le développement économique durable du pays.

Un poids économique considérable mais socialement sous-estimé

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le secteur informel représente près de 47% du PIB ivoirien et emploie la majorité de la main-d’œuvre active. L’agriculture, pilier historique de l’économie nationale, occupe environ 46% de la population active et contribue à hauteur de 20% au PIB, tout en représentant plus de 25% de l’économie nationale. L’artisanat, souvent négligé dans les analyses économiques classiques, mobilise 40% de la population active et génère entre 12 et 15% du PIB.

Le commerce informel, quant à lui, joue un rôle vital dans la distribution de biens et services essentiels, particulièrement dans les zones urbaines. Les vendeurs de rue et les petits commerçants constituent le maillage économique de proximité indispensable au quotidien de millions d’Ivoiriens. Dans le secteur de la construction, inclus dans le secteur secondaire qui représente 29% du PIB, de nombreux travailleurs exercent également dans des conditions informelles. Le transport informel complète ce tableau, assurant la mobilité des personnes et des biens à travers le pays.

Malgré leur contribution massive à l’économie nationale, ces métiers populaires demeurent socialement dépréciés, créant un décalage préoccupant entre leur importance économique réelle et leur perception sociale. Ce paradoxe trouve ses racines dans une histoire complexe et des évolutions culturelles profondes.

L’héritage colonial et ses conséquences durables

La dévalorisation des métiers manuels en Côte d’Ivoire s’ancre dans un héritage historique lourd. Le système colonial a implanté une hiérarchie des connaissances et des compétences plaçant les activités intellectuelles européennes au sommet, reléguant les pratiques autochtones, incluant le travail manuel, à un statut inférieur. Cette hiérarchisation a été particulièrement renforcée par le système éducatif colonial qui privilégiait un modèle épistémologique franco-centrique.

Après l’indépendance, ce modèle a perduré. Les manuels scolaires ivoiriens ont continué à promouvoir une vision eurocentrée du savoir, sous-évaluant implicitement les connaissances et compétences locales. La prédominance des auteurs et perspectives françaises dans le matériel éducatif a maintenu cette dévalorisation des professions non associées au modèle occidental. L’accent mis sur les connaissances académiques et littéraires au détriment des compétences techniques et professionnelles a amplifié ce phénomène.

La xénophobie historique a également exacerbé le dédain pour le travail manuel, l’associant fréquemment à certains groupes ethniques ou travailleurs migrants, créant des stigmatisations supplémentaires qui perdurent dans l’imaginaire collectif.

Des barrières culturelles et symboliques multiples

Plusieurs normes culturelles et croyances spécifiques maintiennent le faible statut de ces professions. Une préférence culturelle marquée existe pour les emplois de bureau, perçus comme modernes et vecteurs de mobilité sociale. Les hiérarchies sociales traditionnelles continuent d’influencer la valeur perçue des différents types de travail, le terme même de “travail” ayant souvent des connotations négatives associées à la peine et à la souffrance.

Les stéréotypes de genre constituent une barrière supplémentaire significative. Certaines professions sont fortement genrées, limitant les opportunités et dévalorisant le travail effectué par le genre considéré comme “non traditionnel” dans un domaine donné. Les femmes exerçant dans des domaines traditionnellement masculins voient leurs compétences systématiquement remises en question, tandis que les hommes dans des rôles perçus comme féminins subissent des préjugés similaires.

Ces facteurs s’entrecroisent et se renforcent mutuellement, créant un réseau complexe de perceptions difficile à déconstruire. Les valeurs culturelles dictent ce qui est considéré comme un travail respectable et souhaitable, et cette perception, une fois ancrée, devient extrêmement résistante au changement.

Les conséquences économiques d’une sous-valorisation persistante

Cette sous-évaluation sociale a des répercussions économiques tangibles et préoccupantes. Elle décourage l’investissement dans le développement des compétences, limite l’amélioration des conditions de travail et freine considérablement les initiatives de formalisation de l’économie. Un cercle vicieux s’installe : le manque de reconnaissance sociale conduit à un sous-investissement chronique dans ces secteurs pourtant vitaux, qui en retour maintient ces professions dans des conditions précaires renforçant leur image négative.

La productivité en pâtit également. Des travailleurs non valorisés sont moins enclins à investir dans l’amélioration de leurs compétences ou l’innovation dans leurs pratiques. Les jeunes générations, influencées par ces perceptions, s’orientent massivement vers des emplois de bureau que l’économie ne peut pas toujours absorber, créant un déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché du travail.

Cette situation freine également la capacité du gouvernement à percevoir des impôts et à mettre en œuvre des réglementations efficaces dans le secteur informel, limitant ainsi les ressources disponibles pour le développement national.

Une approche multidimensionnelle pour la réhabilitation

Face à ce défi complexe, une approche multidimensionnelle s’impose, combinant plusieurs leviers d’action coordonnés.

Sur le plan de la communication, des campagnes ciblées peuvent déconstruire les stéréotypes négatifs. Il s’agit de mettre en lumière les compétences cognitives, la responsabilité et l’indépendance qu’impliquent ces métiers. La valorisation de la “noblesse du métier” et du service rendu à la communauté constitue un axe central. La présentation d’exemples de réussite et l’utilisation des médias, y compris les réseaux sociaux, peuvent progressivement modifier les perceptions, particulièrement auprès des jeunes générations.

Au niveau des politiques publiques, des réformes structurelles sont indispensables. Le système éducatif doit être profondément repensé pour accorder une place significative à l’enseignement technique et professionnel. Le développement d’un cadre national de certification des compétences, reconnaissant aussi bien les apprentissages formels qu’informels, représente une étape cruciale. L’amélioration de la qualité et de l’attractivité des centres de formation professionnelle, combinée au renforcement des liens entre formation et secteur privé, peut considérablement améliorer l’employabilité et la valorisation de ces métiers.

La mise en œuvre de lois du travail et de mesures de protection sociale couvrant les travailleurs des métiers populaires, y compris ceux du secteur informel, est essentielle. Le soutien aux initiatives de formalisation des entreprises informelles, leur offrant accès au crédit, à la formation et à la protection sociale, constitue un levier important de transformation.

Des incitations économiques indispensables

Les incitations économiques jouent un rôle déterminant dans l’amélioration de l’attractivité et du statut de ces professions. La mise en œuvre et l’application de lois sur le salaire minimum dans tous les secteurs, l’accès facilité à des soins de santé abordables et à la sécurité sociale pour les travailleurs des métiers populaires sont primordiaux.

Le soutien au développement de coopératives et d’autres structures collectives peut améliorer le pouvoir de négociation et le bien-être économique des travailleurs. L’accès au microfinancement et à d’autres formes de soutien financier pour les petites entreprises et entrepreneurs peut stimuler l’entrepreneuriat et l’innovation dans ces secteurs traditionnellement négligés.

Des incitations fiscales et des subventions ciblées peuvent encourager la formalisation progressive des activités et l’investissement dans l’amélioration des conditions de travail et des compétences.

Des modèles internationaux inspirants

L’expérience d’autres pays offre des perspectives encourageantes. Le Rwanda a mis l’accent sur le développement des compétences et l’intégration de l’apprentissage en milieu de travail, créant des passerelles efficaces entre formation et emploi. Le Maroc a développé une stratégie ambitieuse pour son secteur artisanal, incluant une politique de labellisation, un soutien à la commercialisation et des programmes de formation professionnelle adaptés. Le Vietnam a réussi à développer une main-d’œuvre flexible et qualifiée, mieux adaptée aux exigences du marché moderne tout en valorisant les métiers traditionnels.

Ces exemples démontrent qu’une transformation est possible avec une volonté politique forte et une approche coordonnée impliquant tous les acteurs de la société.

Vers une fierté économique nationale renouvelée

La valorisation des métiers populaires transcende la simple question d’équité sociale. Elle représente un enjeu crucial pour la construction d’une fierté économique nationale et le développement d’une économie plus inclusive et résiliente. Reconnaître et valoriser les compétences et le savoir-faire locaux peut réduire la dépendance à l’expertise étrangère et stimuler l’innovation endogène.

En célébrant la diversité des professions et en soutenant activement les artisans, agriculteurs et commerçants, la Côte d’Ivoire peut créer un cercle vertueux de développement économique local. Cette approche favoriserait l’émergence d’une identité nationale plus forte, enracinée dans les contributions collectives de tous ses citoyens.

La transformation des perceptions nécessite un effort coordonné et soutenu impliquant le gouvernement, la société civile, les institutions éducatives, les médias et le secteur privé. L’enjeu dépasse largement la simple revalorisation sociale : il s’agit de libérer le potentiel économique considérable de ces secteurs et d’assurer un développement plus équilibré et durable pour la Côte d’Ivoire.

La réussite de cette transformation pourrait positionner le pays comme un modèle de développement inclusif en Afrique, démontrant qu’une économie véritablement prospère se construit sur la valorisation de toutes les formes de travail productif, qu’il soit manuel ou intellectuel. C’est à ce prix que la Côte d’Ivoire pourra pleinement réaliser son potentiel économique et construire une société plus juste et prospère pour tous ses citoyens.


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