Dans une Afrique de l’Ouest où la dépendance technologique et les déficits en capital humain freinent encore la compétitivité, la Côte d’Ivoire se positionne résolument vers l’avenir. Cloud souverain, digitalisation de l’éducation, recherche appliquée à l’agriculture : en octobre 2025, trois initiatives majeures dessinent les contours d’une ambition technologique cohérente. Derrière ces projets distincts se profile une stratégie visant à construire un capital humain compétitif, sécuriser les données stratégiques et renforcer l’autonomie technologique du pays. Trois piliers pour une économie durable et souveraine.
Le pari stratégique du cloud souverain
Le 7 octobre 2025, l’Institut National Polytechnique Félix Houphouët-Boigny (INP-HB) et l’entreprise technologique Stellenium Corporation ont signé un accord qui constitue un moment charnière pour la Côte d’Ivoire. Ce partenariat prévoit la création d’infrastructures locales de première importance : data-centres, cloud national et programmes de transfert de compétences en intelligence artificielle et data science.
L’enjeu dépasse largement la simple infrastructure technologique. Il s’agit d’un impératif de souveraineté numérique : disposer d’un cloud national pour héberger les données ivoiriennes, réduire la dépendance aux solutions étrangères et renforcer la sécurité des infrastructures critiques. Pour un État en développement, les implications sont multiples et stratégiques.
Sur le plan technologique, avoir une infrastructure suffisante pour supporter des usages exigeants comme l’intelligence artificielle, le big data ou l’e-gouvernement exige des investissements lourds. Mais au-delà du matériel, ce sont les compétences locales qui feront la différence. Le partenariat avec Stellenium intègre justement des cursus en IA, data et systèmes embarqués, permettant aux jeunes Ivoiriens de devenir acteurs plutôt que simples utilisateurs de la technologie.
Économiquement, cette infrastructure peut stimuler l’écosystème tech national. Startups, services informatiques, maintenance technique : autant d’activités à haute valeur ajoutée susceptibles de se développer autour de ces infrastructures. La création d’emplois qualifiés dans le secteur technologique répond également au défi du chômage des jeunes diplômés.
Stratégiquement, en hébergeant ses données sur son sol, la Côte d’Ivoire réduit les risques liés à la localisation hors-pays. Données administratives, informations commerciales sensibles, secrets industriels : tout ce patrimoine informationnel demeure sous contrôle national. Dans un monde où les données constituent le pétrole du XXIe siècle, cette souveraineté digitale n’est pas un luxe mais une nécessité.
L’éducation digitale, fondation du capital humain
Du 20 au 22 octobre 2025, Yamoussoukro a accueilli un atelier de pré-validation de la Stratégie nationale de digitalisation de l’éducation en Côte d’Ivoire (SNDECI) pour la période 2024-2028. Organisé par le ministère de l’Éducation nationale et de l’Alphabétisation, via sa direction des technologies et systèmes d’information (DTSI), avec l’Organisation internationale de la Francophonie comme partenaire, cet événement marque une étape décisive.
La stratégie SNDECI vise à faire du numérique un levier majeur de transformation éducative. Concrètement, il s’agit d’équiper les établissements, d’assurer leur câblage et leur connectivité, de développer des contenus e-learning adaptés et de former massivement les enseignants aux outils numériques. L’étude de référence menée dans ce cadre vise à fournir des données probantes pour piloter la stratégie de façon transparente et efficace.
Les impacts attendus sont considérables. Premièrement, une meilleure accessibilité à l’éducation de qualité, surtout dans les zones moins desservies où l’absence d’enseignants qualifiés limite les opportunités. Le e-learning peut partiellement compenser ce déficit en donnant accès à des contenus pédagogiques de qualité même dans les villages reculés.
Deuxièmement, le développement de compétences numériques dès les premiers cycles d’enseignement crée une génération “digital native” capable d’utiliser naturellement les outils technologiques. Ces compétences de base alimentent directement la demande pour les formations supérieures en IA et technologies proposées dans le cadre du partenariat INP-HB/Stellenium.
Troisièmement, une meilleure articulation entre l’éducation et les besoins du marché de l’emploi technologique devient possible. Former des jeunes aux compétences numériques recherchées par les entreprises tech réduit le décalage entre diplômes et employabilité, problème chronique dans de nombreux pays africains.
Cette approche crée un cercle vertueux. Un système éducatif digitalisé forme les talents nécessaires aux infrastructures cloud et à l’IA. Ces talents, une fois formés, peuvent exploiter ces infrastructures pour créer de la valeur localement, évitant la fuite des cerveaux vers l’étranger.
La recherche appliquée, moteur de transformation sectorielle
Les 15 et 16 octobre 2025, l’Université Pélèforo Gon Coulibaly de Korhogo a accueilli un atelier national axé sur l’identification de solutions innovantes pour renforcer la compétitivité de la filière maïs. Cette céréale représente une culture stratégique pour la Côte d’Ivoire et pour l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble.
L’événement a rassemblé chercheurs, producteurs, transformateurs et acteurs privés autour d’un objectif commun : passer de la recherche fondamentale à la filière valorisée. Il ne s’agit plus de publier des articles scientifiques qui restent dans les tiroirs académiques, mais d’intégrer concrètement l’innovation dans l’agri-business, de relier formation, recherche-développement et marché.
Le gouvernement ivoirien place ainsi la recherche et l’innovation au cœur de sa stratégie pour moderniser les chaînes de valeur agricoles. Cette orientation répond à un double impératif : améliorer la productivité agricole pour assurer la sécurité alimentaire, et créer de la valeur ajoutée dans les filières pour augmenter les revenus des producteurs.
L’agriculture connectée, les biotechnologies appliquées aux semences, l’analyse de données pour optimiser les rendements : ces nouvelles frontières technologiques rapprochent désormais agriculture et high-tech. L’agriculture de précision, par exemple, utilise des capteurs, des drones et des algorithmes pour optimiser l’irrigation, la fertilisation et la lutte contre les parasites.
Cette convergence entre agriculture et technologie nécessite précisément les infrastructures cloud évoquées plus haut. Les volumes de données générés par l’agriculture connectée sont considérables et requièrent des capacités de traitement et de stockage importantes. Un cloud national devient ainsi un outil au service de la productivité agricole.
Le rapprochement entre monde universitaire et industriel stimulé par ces ateliers crée également des opportunités d’emplois qualifiés. Agronomes-data scientists, biotechnologues, spécialistes en agronomie digitale : autant de métiers émergents qui combinent expertise agricole traditionnelle et compétences technologiques.
Une architecture systémique cohérente
L’intérêt majeur de ces trois volets – cloud et infrastructure technologique, digitalisation de l’éducation, recherche-innovation agricole – réside dans leur complémentarité structurelle.
Un système éducatif solide et digitalisé alimente l’infrastructure technologique en jeunes talents et compétences. Sans capital humain formé, les data-centres et le cloud resteront des coquilles vides dépendantes d’expertise étrangère.
Une infrastructure numérique souveraine permet à ces talents d’exprimer leur potentiel localement. Plutôt que de partir travailler à l’étranger faute d’opportunités, les ingénieurs ivoiriens peuvent contribuer au développement de leur pays.
Une recherche appliquée tire profit de l’infrastructure numérique et des compétences développées pour transformer durablement des secteurs clés de l’économie. L’agriculture, mais aussi la santé, l’énergie ou les transports peuvent bénéficier de cette révolution technologique.
Cette approche systémique distingue la Côte d’Ivoire de nombreux pays qui investissent dans la technologie de manière fragmentée, sans vision d’ensemble. Construire un data-centre sans former les ingénieurs pour le gérer, ou digitaliser l’éducation sans infrastructure de stockage des données pédagogiques : autant d’impasses que le pays semble vouloir éviter.
Les conditions de réussite
La mise en œuvre efficace de cette vision nécessite plusieurs prérequis. D’abord, une cohérence des politiques publiques avec un alignement entre ministères de l’Éducation, des Technologies, de l’Agriculture et de l’Industrie. Les silos administratifs traditionnels peuvent tuer la synergie.
Ensuite, un financement approprié. Les investissements en technologies, data-centres, formation et recherche sont lourds. Le secteur privé doit être associé via des partenariats public-privé équilibrés, comme celui entre l’INP-HB et Stellenium.
Une gouvernance et un cadre réglementaire adaptés s’imposent également : protection des données personnelles, incitations fiscales à l’innovation, clarté des partenariats public-privé. Sans cadre juridique clair, les investisseurs hésiteront.
Enfin, l’inclusion territoriale et l’échelle constituent des impératifs. Les initiatives ne doivent pas se limiter à Abidjan ou quelques établissements d’élite. Une couverture nationale et la réduction des inégalités territoriales conditionnent l’impact réel sur le développement.
Défis et perspectives
Les obstacles ne manquent pas. Le coût initial élevé des infrastructures et du matériel représente un défi budgétaire majeur pour un pays en développement. Le manque potentiel de compétences locales au démarrage nécessitera des programmes massifs de montée en compétence et peut-être le recours temporaire à l’expertise étrangère.
Le risque que l’innovation reste cloisonnée dans des centres d’excellence sans irrigation du tissu économique existe. L’intégration effective dans les filières productives exigera des efforts de vulgarisation et d’accompagnement.
La nécessité d’un marché local et ouest-africain capable d’absorber les innovations se pose également. L’intégration régionale via la CEDEAO et la ZLECAF devient ainsi un complément indispensable pour rentabiliser les investissements.
Malgré ces défis, la Côte d’Ivoire dispose d’atouts réels. Sa stabilité politique relative, sa position de hub économique régional, son tissu universitaire en développement et son engagement politique en faveur de l’innovation créent un environnement favorable.
Si la mise en œuvre tient ses promesses, le pays peut légitimement viser le statut de hub technologique et agritech en Afrique de l’Ouest, aux côtés du Nigeria, du Kenya et de l’Afrique du Sud. Plus qu’une simple modernisation, c’est un changement de paradigme qui se dessine : prouver qu’innovation technologique et souveraineté numérique ne sont pas incompatibles avec le développement, mais en constituent au contraire les nouveaux piliers.
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