L’image est éloquente : un jeune diplômé ivoirien, porteur d’un projet innovant de logistique urbaine à Abidjan, se heurte aux portes fermées des banques. Son business plan est solide, son marché identifié, mais sans historique de crédit ni garanties substantielles, son rêve entrepreneurial reste lettre morte. Pendant ce temps, un opérateur étranger, fort de ses réseaux de financement communautaires, obtient rapidement les fonds nécessaires pour un projet similaire, prenant une longueur d’avance décisive sur le marché. Cette situation, loin d’être anecdotique, reflète une réalité économique préoccupante en Côte d’Ivoire où les entrepreneurs nationaux peinent à concurrencer les opérateurs étrangers dans plusieurs secteurs stratégiques de l’économie.
Une cartographie économique déséquilibrée
La répartition des activités économiques de proximité en Côte d’Ivoire révèle une présence marquée, voire une domination d’opérateurs étrangers dans des secteurs clés. Le petit commerce, pilier de l’économie urbaine, est largement investi par des ressortissants de pays voisins, notamment ceux de l’Alliance des États du Sahel (Burkina Faso, Mali, Niger) et d’autres pays de la CEDEAO. Dans certaines régions comme le département d’Adzopé, les Burkinabè sont fortement représentés non seulement dans le secteur primaire (agriculture) mais aussi dans le tertiaire, incluant commerce et transport.
La situation dans la distribution de gros est encore plus frappante. La communauté syro-libanaise, forte d’environ 50 000 personnes à Abidjan, détient près de 80% du secteur de la distribution et contrôle la moitié de l’industrie du pays. Cette domination s’étend également à la logistique urbaine, aux services de quartier et à de nombreux segments de l’économie locale, créant un environnement où les entrepreneurs ivoiriens se retrouvent structurellement désavantagés.
Ces communautés, établies depuis des générations, ont développé des réseaux commerciaux et financiers sophistiqués qui fonctionnent selon un “circuit fermé”. La confiance mutuelle, les mécanismes de solidarité interne et les liens ethniques, familiaux ou régionaux permettent une circulation fluide des capitaux au sein de ces réseaux. Ces systèmes informels facilitent l’investissement, l’expansion des entreprises et offrent une résilience face aux chocs économiques que les entrepreneurs ivoiriens isolés peinent à égaler.
Le financement, nerf de la guerre économique
Face à ces réseaux bien structurés, les jeunes entrepreneurs ivoiriens rencontrent des obstacles considérables pour accéder au crédit. Les banques commerciales, souvent frileuses face aux jeunes entreprises sans historique de crédit établi, imposent des exigences drastiques : garanties immobilières, fonds propres conséquents, business plans ultra-détaillés. Ces conditions constituent des barrières quasi infranchissables pour la majorité des jeunes porteurs de projets.
Un témoignage poignant d’un jeune bachelier illustre cette réalité : malgré son potentiel et ses idées novatrices, son projet de petit commerce reste en suspens faute de moyens financiers. Plus grave encore, il a été victime d’une entreprise fictive promettant un soutien financier, révélant la vulnérabilité de ces entrepreneurs face aux arnaques qui prolifèrent dans ce contexte de désespoir.
Certes, des initiatives gouvernementales et privées existent pour pallier ce déficit. L’Agence Emploi Jeunes propose diverses formules de crédit avec des taux d’intérêt à partir de 8%, mais exige un apport personnel minimum de 10%. Le fonds “AGIR POUR LES JEUNES” de l’UNACOOPEC offre des conditions d’accès plus souples et des taux préférentiels. Le Réseau Initiative Côte d’Ivoire accorde des prêts d’honneur à taux zéro, représentant une lueur d’espoir avec son modèle d’accompagnement réussi.
D’autres programmes complètent ce dispositif : le Fonds d’Appui aux Femmes de Côte d’Ivoire (FAFCI) facilite l’accès au crédit pour les femmes entrepreneures, la SGPME garantit les crédits bancaires aux PME et aux startups, le Fonds de Soutien aux PME (FSPME) aide les petites et moyennes entreprises, et le Programme Économique pour l’Innovation et la Transformation des Entreprises (PEPITE) soutient les entreprises dans des secteurs clés. L’ONUDI a également mis en place un fonds d’appui à l’entrepreneuriat des jeunes visant à réduire le chômage.
Cependant, malgré cette multiplicité d’initiatives, leur portée reste limitée face à l’ampleur des besoins. La fragmentation des dispositifs, les procédures administratives lourdes et la méconnaissance de ces programmes par les bénéficiaires potentiels réduisent considérablement leur impact.
L’exemple inspirant des voisins africains
Plusieurs pays africains ont mis en place des politiques audacieuses pour favoriser l’émergence d’entrepreneurs nationaux et promouvoir la souveraineté économique. Le Nigeria illustre parfaitement cette volonté avec sa politique “Nigeria First” visant à renforcer le secteur manufacturier local. La création de la Youth Entrepreneurship Investment Bank (YEIB) spécifiquement dédiée au soutien de l’entrepreneuriat des jeunes témoigne d’une approche proactive. Le pays a également mis en œuvre le Nigeria Special Fund (NSF) pour fournir un financement concessionnel aux pays membres régionaux, et le Nigeria Sovereign Investment Authority (NSIA) s’est associé à Z Capital pour créer un fonds impressionnant de 2 milliards USD.
Le Rwanda n’est pas en reste avec sa stratégie nationale de développement (2022-2026) qui met l’accent sur le renforcement des capacités productives et le développement du secteur privé. Le Rwanda Innovation Fund (RIF) soutient spécifiquement les PME axées sur la technologie, illustrant une vision claire de l’avenir économique du pays. En partenariat avec la Banque mondiale, le Rwanda a également lancé des programmes axés sur le capital humain et la productivité agricole.
Le Sénégal a créé le Fonds Souverain d’Investissements Stratégiques (FONSIS), un instrument ambitieux visant à créer des champions nationaux et à promouvoir la substitution des importations. Ces fonds interviennent généralement en prenant des participations minoritaires, en fournissant des financements d’amorçage et en offrant un accompagnement technique aux entreprises locales, avec pour objectif d’attirer des capitaux privés et de stimuler la diversification économique.
Entre nécessité économique et contraintes juridiques
La question de réserver l’accès au financement aux Ivoiriens soulève des considérations juridiques et éthiques complexes. Les principes de non-discrimination économique et d’égalité des chances, inscrits dans les constitutions nationales et potentiellement dans les accords régionaux comme ceux de la CEDEAO, pourraient être invoqués pour contester une politique de préférence nationale en matière de financement.
Toutefois, des arguments solides en faveur d’une discrimination positive peuvent être avancés. Il s’agirait de corriger des inégalités historiques et structurelles qui ont marginalisé les entrepreneurs nationaux. La pratique internationale montre que de nombreux pays mettent en œuvre des mesures de soutien ciblant des groupes spécifiques (jeunes, femmes, secteurs prioritaires) sans nécessairement se baser sur la nationalité comme critère exclusif, mais en reconnaissant la nécessité de rééquilibrer les opportunités économiques.
L’enjeu est de trouver un équilibre délicat entre la légitimité de favoriser les nationaux et le respect des principes fondamentaux d’équité et de non-discrimination. Une approche nuancée pourrait consister à créer des mécanismes préférentiels sans exclure totalement les autres acteurs, en établissant par exemple des quotas ou des conditions d’accès différenciées.
Les défis d’un fonds stratégique ivoirien
La création d’un fonds stratégique ivoirien pour le financement prioritaire des nationaux pourrait représenter une solution innovante, mais elle comporte des défis significatifs. Le premier risque est celui de la discrimination économique ou communautaire, qui pourrait non seulement être contestée juridiquement mais aussi créer des tensions sociales et entraver le développement d’un environnement des affaires inclusif et harmonieux.
La captation des fonds par des intérêts particuliers constitue un autre écueil majeur. Des exemples ailleurs montrent que des fonds dédiés peuvent être détournés de leurs objectifs initiaux si des mécanismes de contrôle et de transparence rigoureux ne sont pas mis en place. L’inefficacité administrative, caractérisée par des procédures lourdes, des délais interminables et un manque de coordination, pourrait également compromettre l’impact du fonds.
Les banques ivoiriennes et les institutions de microfinance affichent certes un intérêt pour le développement du secteur privé local. La BNI propose des crédits PME avec le soutien du Fonds de Garantie des PME (FGPME), des IMF comme Advans Côte d’Ivoire offrent des services financiers adaptés aux PME et aux entrepreneurs, et la Société de Conseil et d’Assistance aux PME de Côte d’Ivoire (Socaci) joue un rôle de facilitateur. Cependant, leur approche reste fondamentalement guidée par des critères de risque et de rentabilité, et une préférence nationale explicite et systématique dans leurs politiques de crédit n’est pas clairement établie.
Une urgence nationale qui appelle à l’action
Face à ce constat alarmant, la reprise en main de l’économie ivoirienne dans les secteurs clés dominés par des opérateurs étrangers apparaît non pas comme une utopie, mais comme une urgence nationale. L’accès au capital représente un levier fondamental de domination économique, permettant non seulement de créer et développer des entreprises, mais aussi d’investir dans des technologies modernes, d’accéder à de nouveaux marchés et de surmonter les périodes économiques difficiles.
Le contrôle de l’accès au capital se traduit par un contrôle de facto des secteurs économiques clés. Les communautés étrangères qui maîtrisent les flux financiers peuvent investir massivement, établir des chaînes d’approvisionnement efficaces et exercer une influence significative sur les prix et les parts de marché. Cette situation crée un cercle vicieux où le manque de capital marginalise davantage les entrepreneurs ivoiriens, les empêchant de se développer et de concurrencer efficacement les entreprises étrangères déjà bien établies.
La mise en place d’un fonds stratégique ivoirien nécessiterait une approche prudente et réfléchie, s’inspirant des meilleures pratiques observées ailleurs tout en tenant compte des spécificités du contexte ivoirien. Il faudrait établir un cadre juridique solide, des mécanismes de gouvernance transparents et une collaboration étroite avec les banques, les institutions de microfinance et le secteur privé. L’objectif serait de combiner des politiques de financement ciblées avec des réformes structurelles visant à améliorer le climat des affaires, à renforcer les capacités des entrepreneurs locaux et à promouvoir une concurrence équitable pour tous.
En définitive, l’enjeu dépasse largement la simple question du financement. Il s’agit de redéfinir l’équilibre économique national et de permettre aux Ivoiriens de jouer un rôle plus significatif dans le développement de leur propre économie. Sans action décisive et coordonnée, le risque est de voir se perpétuer un système où les nationaux restent marginalisés dans les secteurs clés de leur propre économie, compromettant ainsi la souveraineté économique du pays et une redistribution équitable des richesses. Le temps est venu de transformer cette urgence en opportunité pour bâtir une économie plus inclusive et plus équilibrée.
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