Massandjé Touré-Litsé : La technocrate qui rebondit

De la Banque mondiale à la BAD, en passant par la controverse du Conseil Café-Cacao, le parcours de Massandjé Touré-Litsé illustre parfaitement les défis du leadership féminin dans la haute administration africaine.

Dans les couloirs feutrés de la Banque Africaine de Développement (BAD) à Abidjan, une femme de 61 ans incarne aujourd’hui la résilience des élites technocratiques africaines. Massandjé Touré-Litsé, récemment nommée administratrice pour la Côte d’Ivoire auprès de cette institution de référence, a su transformer une sortie controversée en tremplin vers de nouvelles responsabilités continentales.

Une formation internationale au service de l’Afrique

Née le 8 août 1963, Massandjé Touré-Litsé a construit sa carrière sur des fondations solides. Son MBA en finance internationale de la George Washington University lui a ouvert les portes de la Banque mondiale à Washington, avant un passage chez Citibank. Cette immersion dans la haute finance internationale forge le profil type de la nouvelle génération de dirigeants africains : une expertise technique acquise à l’étranger, puis mise au service du développement continental.

Son retour en Côte d’Ivoire marque le début d’une ascension remarquée. Conseillère technique auprès du ministre des Affaires étrangères puis du Premier ministre, elle acquiert une connaissance intime des rouages de l’administration ivoirienne. Une expérience qui se révélera cruciale pour la suite de son parcours.

La réforme du cacao : entre succès et polémique

C’est en 2012 que Massandjé Touré-Litsé accède à la notoriété nationale avec sa nomination à la tête du Conseil du Café-Cacao (CCC). Mission : réformer en profondeur un secteur vital pour l’économie ivoirienne, dans le cadre des réformes voulues par le président Alassane Ouattara.

Les résultats de son mandat sont indéniables. Sous sa direction, le CCC instaure un prix minimum garanti de 725 F CFA/Kg pour les producteurs, représentant 60% du prix CAF. Cette mesure apporte une stabilité inédite aux planteurs. Parallèlement, la qualité du cacao ivoirien s’améliore significativement, passant de “sous-grade” à “grade 2” sur les marchés internationaux.

Au-delà des aspects purement économiques, Touré-Litsé transforme le CCC en véritable agent de développement rural. Le bilan 2016 est éloquent : 8 000 km de pistes agricoles réhabilitées, 16 dispensaires construits, 81 ambulances distribuées, 84 000 kits scolaires et 12 000 bancs d’école offerts aux communautés. Ces investissements témoignent d’une vision globale du développement qui dépasse la simple régulation économique.

Pourtant, cette success story connaît un tournant brutal. En 2017, la chute d’un tiers des cours mondiaux du cacao et une récolte excédentaire plongent le secteur dans la crise. La gestion d’un fonds de réserve de 170 milliards de F CFA fait polémique, le syndicat des planteurs SYNAP-CI accusant le CCC de ne pas avoir soutenu suffisamment les producteurs.

En août 2017, Massandjé Touré-Litsé est limogée. Le porte-parole du gouvernement Bruno Koné justifie cette décision par une gestion insuffisante de la crise et la nécessité d'”insuffler une nouvelle dynamique”. Dans une interview à la BBC, l’intéressée se défend, expliquant que le fonds était un “compte séquestre” et niant tout problème de liquidité.

La reconstruction : de la CEDEAO à la BAD

Loin de marquer la fin de sa carrière, ce revers devient un tremplin. Dès avril 2020, Touré-Litsé réintègre l’administration comme Directrice du partenariat et de la coopération internationale au ministère de la Promotion du riz. Un poste moins exposé qui prépare son retour sur la scène internationale.

Le véritable rebond intervient en juillet 2022 avec sa nomination comme Commissaire aux Affaires économiques et à l’Agriculture de la CEDEAO. Cette fonction régionale lui permet de développer une vision continentale, notamment en encourageant les femmes entrepreneures à tirer parti de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF).

Sa récente nomination comme administratrice à la BAD, décidée par le chef de l’État ivoirien lui-même, constitue l’aboutissement de cette reconstruction professionnelle. Ce choix démontre que, malgré les controverses passées, Massandjé Touré-Litsé conserve la confiance des plus hautes autorités.

Un modèle de leadership féminin

Le parcours de Touré-Litsé revêt une dimension symbolique forte dans un environnement professionnel africain encore largement dominé par les hommes. Sa capacité à diriger des réformes d’envergure, à traverser les crises et à se relever fait d’elle un modèle pour les nouvelles générations de femmes cadres.

Son style de leadership, entre technocratie et discrétion, tranche avec les figures populistes. Elle privilégie les résultats concrets à la communication, l’expertise technique au discours politique. Une approche qui lui permet de conserver la confiance des élites, même après des revers majeurs.

Son histoire illustre aussi les défis spécifiques aux femmes de pouvoir en Afrique. Dans des sociétés encore largement patriarcales, elles peuvent devenir des cibles politiques commodes en temps de crise, avant d’être rapidement réhabilitées par les mêmes qui les ont écartées.

Héritage et perspectives

Aujourd’hui, Massandjé Touré-Litsé incarne un modèle de résilience professionnelle. Son héritage au Conseil Café-Cacao reste contrasté : des réformes structurantes d’un côté, une controverse de l’autre. Mais sa capacité à rebondir, de la CEDEAO à la BAD, démontre que l’expertise technique et les réseaux internationaux constituent des atouts durables dans la haute administration africaine.

Décorée Officier dans l’Ordre national de la République de Côte d’Ivoire et dans l’Ordre du Mérite agricole français, elle représente cette nouvelle génération de dirigeants africains qui naviguent entre institutions nationales et responsabilités continentales. Un parcours qui inspire autant qu’il questionne sur les défis du leadership au féminin en Afrique.