Dans un pays où des dizaines de milliers de candidats se disputent chaque année un nombre très limité de postes dans l’administration, la fonction publique ivoirienne continue d’exercer une fascination qui frôle le mythe. Ce phénomène, profondément ancré dans la société, représente un frein majeur au développement économique du pays et contribue à entretenir un chômage déguisé aux conséquences préoccupantes.
Une obsession nationale aux racines profondes
L’attrait pour la fonction publique en Côte d’Ivoire ne date pas d’hier. Il trouve ses origines dans l’histoire coloniale du pays, où l’administration française avait instauré un système centralisé concentrant pouvoir et privilèges. Après l’indépendance, sous la présidence d’Houphouët-Boigny, le secteur public a continué de jouer un rôle prépondérant dans la construction nationale, renforçant sa position comme voie privilégiée d’ascension sociale.
L’année 2025 illustre parfaitement cette tendance avec l’ouverture de 547 concours administratifs selon le ministère de la Fonction publique et de la Modernisation de l’administration, attirant des dizaines de milliers de candidats. Ce phénomène s’explique par une perception solidement ancrée : la fonction publique représente, dans l’imaginaire collectif ivoirien, un gage de sécurité, de stabilité et de statut social élevé.
Une réalité économique implacable
Les statistiques officielles sont pourtant sans appel. En 2024, pour environ 500 postes budgétaires disponibles, près de 40 000 candidats se sont présentés à 369 concours administratifs. Un taux de réussite si faible qu’il rend illusoire l’espoir d’ascension sociale pour l’immense majorité des aspirants fonctionnaires.
Cette situation s’inscrit dans un contexte plus large de chômage des diplômés. Selon les sources disponibles, le marché du travail ivoirien offrirait chaque année un nombre de postes de cadres largement insuffisant face au flux considérable de nouveaux diplômés, créant un déséquilibre structurel sur le marché de l’emploi qualifié. L’inadéquation entre le nombre de diplômés et la capacité d’absorption du marché, en particulier dans le secteur public, conduit à une situation de chômage structurel pour une part importante de la jeunesse éduquée.
Un chômage déguisé aux multiples facettes
Au-delà des statistiques officielles, ce phénomène génère un chômage déguisé qui prend plusieurs formes. D’une part, des milliers de diplômés consacrent des années à la préparation de concours qu’ils ne réussiront jamais, restant dans une situation d’attente improductive. D’autre part, au sein même de l’administration, nombreux sont les fonctionnaires qui occupent des postes ne mettant pas pleinement à profit leurs compétences.
Cette sous-utilisation des talents représente un coût économique considérable pour le pays. Des ressources humaines précieuses, qui pourraient contribuer au développement du secteur privé et à l’innovation, sont ainsi détournées vers une quête souvent vaine ou vers des postes à faible productivité.
Un système qui s’auto-entretient
Plusieurs facteurs contribuent à perpétuer cette situation. Le système éducatif, d’abord, ne met pas suffisamment l’accent sur les compétences entrepreneuriales et la formation professionnelle dans des secteurs porteurs du privé. L’orientation massive vers des cursus généraux, déconnectés des besoins réels du marché, alimente le flux de candidats aux concours administratifs.
Les politiques publiques d’emploi, ensuite, n’offrent pas d’alternatives suffisamment crédibles et attractives pour détourner les jeunes de leur fascination pour le secteur public. Malgré les efforts du gouvernement pour encourager l’entrepreneuriat et valoriser l’artisanat, les perceptions profondément ancrées persistent, freinant une diversification des aspirations professionnelles.
Enfin, l’État lui-même joue un rôle ambivalent. Si la fonction publique offre une forme de filet social dans un pays où les systèmes de protection sociale restent limités, cette approche représente une charge financière considérable pour les finances publiques et une allocation sous-optimale des ressources humaines.
Des alternatives qui peinent à convaincre
Face à cette impasse, l’entrepreneuriat apparaît comme une voie alternative prometteuse. Certains jeunes diplômés font déjà le choix audacieux de créer leur propre emploi, contribuant ainsi directement au développement économique du pays. Ces initiatives, bien que encore minoritaires, témoignent d’une volonté d’échapper au déterminisme de la fonction publique.
Le secteur privé, notamment les PME et les métiers techniques ou artisanaux, souffre cependant encore d’un déficit d’image comparé à la fonction publique. Cette perception négative freine considérablement le dynamisme entrepreneurial et l’innovation dans des secteurs pourtant essentiels à la diversification de l’économie ivoirienne.
Vers un changement de paradigme
Pour sortir de cette impasse, un changement profond des mentalités s’impose. Il est crucial de valoriser davantage la création de valeur et la contribution productive à l’économie, quelle que soit la voie professionnelle choisie. Cette évolution passe par une réforme du système éducatif, mettant davantage l’accent sur l’entrepreneuriat et les compétences techniques recherchées par le marché.
Les politiques publiques ont également un rôle déterminant à jouer pour rendre le secteur privé plus attractif, notamment en améliorant les conditions d’emploi et les perspectives de carrière. Des mesures d’incitation fiscale pour les entreprises créatrices d’emplois qualifiés pourraient contribuer à rediriger une partie des talents vers des secteurs productifs.
Enfin, une réflexion s’impose sur le rôle et la taille optimale de la fonction publique dans l’économie ivoirienne. Si l’État doit continuer à assurer ses missions essentielles, un recentrage sur ses fonctions régaliennes permettrait de libérer des ressources pour des investissements productifs et créateurs d’emplois.
L’enjeu est de taille : réconcilier les aspirations légitimes de la jeunesse ivoirienne avec les impératifs de développement économique du pays. Un défi qui appelle une mobilisation de tous les acteurs – pouvoirs publics, secteur privé et société civile – pour construire un nouveau modèle de réussite sociale détaché du mythe de la fonction publique.
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