« Il est rare de parcourir 500 mètres dans Abidjan sans apercevoir un véhicule chinois bien luxueux », notait récemment un observateur du secteur automobile ivoirien. Cette observation résume parfaitement la transformation spectaculaire qui s’opère depuis quelques années sur les routes de Côte d’Ivoire.
En l’espace d’une décennie, le pays est passé d’un marché dominé par les marques japonaises, européennes et coréennes à un terrain où les constructeurs chinois s’imposent comme des acteurs incontournables, bouleversant les équilibres établis et redéfinissant les attentes des consommateurs.
L’invasion douce d’un marché en mutation
L’histoire de cette conquête débute véritablement à la fin des années 2010, même si quelques bus chinois Yutong circulaient déjà à Abidjan dès 2009-2010. Le tournant décisif intervient en 2018, lorsque le gouvernement ivoirien instaure une limitation à l’importation des véhicules de plus de 5 ans, contre 10 ans auparavant. Cette réglementation, visant à rajeunir un parc automobile dont l’âge moyen oscillait entre 16 et 20 ans, a créé un vide sur le segment des véhicules abordables.
C’est précisément sur cette brèche que les constructeurs chinois se sont engouffrés, proposant des véhicules neufs à des prix défiant toute concurrence. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2020, environ 638 véhicules chinois ont été vendus sur un total de 4 999 voitures neuves, représentant déjà 13% du marché. Cette progression s’est considérablement accélérée jusqu’à aujourd’hui, au point qu’en 2023, certaines sources indiquent que les marques chinoises pourraient représenter près d’un quart des ventes de véhicules neufs.
« La marque chinoise est désormais la voiture la plus vendue en Côte d’Ivoire », affirmait un article spécialisé dès 2021, reflétant le changement de paradigme qui s’opérait déjà. Si cette formulation amalgame plusieurs constructeurs sous une même nationalité, elle témoigne d’un fait indéniable : combinées, les marques d’origine chinoise occupent désormais la première place en volume sur le marché du neuf, devançant chaque groupe national pris individuellement.
Un écosystème de marques couvrant tous les segments
L’offensive chinoise se caractérise par une diversité d’acteurs couvrant l’ensemble des segments du marché. Sur le segment des voitures particulières et SUV, Chery avec sa gamme Tiggo et Arrizo, Great Wall Motors avec sa marque Haval, mais aussi Changan, JAC Motors ou Geely ont rapidement conquis une clientèle en quête de modernité à prix accessible. La marque MG, bien que d’origine britannique mais désormais propriété du géant chinois SAIC, a également profité de cet élan.
Dans le domaine des utilitaires et pickups, Great Wall propose son modèle Wingle, tandis que JAC et DFSK (Dongfeng Sokon) dominent le segment des petits utilitaires. Le transport de personnes n’est pas en reste avec Yutong, Zhongtong et Joylong qui équipent de nombreuses compagnies de transport interurbain.
Cette invasion s’est structurée autour d’un réseau de distribution professionnelle. La Société Africaine de Distribution Automobile (SADA Motors) a ouvert à Abidjan en juin 2021 en tant que distributeur exclusif de Chery, offrant une garantie impressionnante de 5 ans ou 150 000 km sur tous ses modèles. Le groupe Rimco Motors, importateur historique notamment de Kia, distribue depuis la fin des années 2010 les marques de Great Wall Motors et a inauguré en février 2025 un showroom dédié à Great Wall/Haval à Abidjan. D’autres acteurs comme Tractafric Motors CI, Sam Motors ou encore IvoireCar se sont également positionnés sur différentes marques chinoises, créant un maillage commercial qui couvre désormais l’ensemble du territoire.
Le prix comme arme de séduction massive
La force de frappe des constructeurs chinois repose avant tout sur un rapport qualité-prix jugé imbattable par de nombreux acheteurs ivoiriens. À titre d’exemple, un SUV urbain Chery Tiggo 2 Pro est proposé aux alentours de 11,5 millions de FCFA neuf, quand un modèle équivalent d’une marque japonaise ou européenne coûterait plusieurs millions de plus. De même, le SUV compact Haval H2 de Great Wall était affiché à partir de 11,8 millions FCFA lors d’une promotion en 2025 – un tarif agressif face à un Toyota RAV4 ou un Hyundai Tucson neufs généralement proposés au-delà de 20 millions.
Ce positionnement tarifaire percutant s’accompagne d’un niveau d’équipement particulièrement généreux. Les constructeurs chinois n’hésitent pas à intégrer des options modernes même sur des voitures abordables : caméras de recul, grands écrans tactiles, phares LED, toit ouvrant, aides à la conduite… Des équipements qui seraient souvent facturés en option chez les concurrents.
D’après les témoignages recueillis auprès des concessionnaires, les clients sont particulièrement sensibles à ces équipements technologiques qui donnent l’impression d’acquérir un véhicule premium à prix abordable. Les retours de satisfaction mentionnent régulièrement la richesse des fonctionnalités comparée aux modèles européens de même gamme de prix.
La qualité et la fiabilité, préjugés en voie de disparition
Longtemps, la qualité des véhicules chinois a suscité le scepticisme. Mais ce préjugé tend à s’estomper rapidement. « Les voitures chinoises sont désormais considérées comme bien faites et fiables », écrivait un site spécialisé dès 2021. Les progrès réalisés par les constructeurs chinois en design, sécurité et durabilité se traduisent par une confiance croissante des consommateurs.
Les garanties offertes témoignent de cette nouvelle assurance : Chery offre 5 ans de garantie ou 150 000 km en Côte d’Ivoire – une durée supérieure à la norme de 3 ans ou 100 000 km chez la plupart des concurrents traditionnels. Rimco Motors assure de son côté une garantie constructeur de 3 ans ou 100 000 km sur les véhicules Great Wall et Haval qu’elle commercialise.
Selon plusieurs professionnels du secteur automobile interrogés, la qualité perçue des véhicules chinois s’est nettement améliorée. Les ateliers mécaniques rapportent voir de plus en plus de SUV et pickups chinois en entretien de routine, avec des problèmes techniques moins fréquents qu’auparavant, indiquant que la mauvaise réputation associée aux produits chinois s’estompe face à l’expérience concrète.
Au-delà de la voiture particulière : bus, cars et flottes institutionnelles
L’offensive des constructeurs chinois ne se limite pas aux voitures individuelles. Sur le transport interurbain privé, les bus chinois se sont largement déployés. Dès 2013, de nombreuses compagnies ivoiriennes ont commencé à renforcer leur parc avec des autocars Yutong. La société UTB (Union des Transports de Bouaké), l’un des leaders historiques du secteur, a massivement investi dans des cars chinois pour moderniser ses lignes, allant jusqu’à envoyer une délégation en Chine pour visiter l’usine d’assemblage de Yutong.
Ces cars offrent un confort amélioré (sièges inclinables, écrans individuels parfois) à un coût d’achat inférieur à ceux des constructeurs européens. D’autres transporteurs comme STIF ou des compagnies régionales ont également opté pour des bus chinois, notamment pour bénéficier de facilités de crédit proposées par les fournisseurs.
Au-delà du transport public de passagers, les véhicules chinois ont conquis d’autres domaines institutionnels. On trouve des minibus et ambulances de fabrication chinoise dans certaines administrations, des camions Dongfeng livrant l’armée ou la gendarmerie, et Foton fournissant des bus scolaires dans le cadre de projets pilotes.
Stratégies de conquête : bien plus que des prix bas
L’implantation rapide des constructeurs chinois en Côte d’Ivoire n’est pas le fruit du hasard. Elle résulte de stratégies bien pensées alliant soutien institutionnel, financement innovant et service après-vente structuré.
Contrairement à une approche purement mercantile, les entreprises chinoises bénéficient souvent d’un soutien politique dans leur conquête de nouveaux marchés. En Côte d’Ivoire, l’État voit d’un bon œil l’arrivée de ces nouveaux acteurs qui participent au renouvellement du parc automobile. Le Ministre des Transports, Amadou Koné, était présent à l’inauguration du showroom de SADA Motors pour Chery en 2021 et a publiquement salué cette implantation qui « contribue à la politique de renouvellement du parc automobile ivoirien et crée un environnement concurrentiel avantageux pour les consommateurs ».
Les constructeurs chinois ont également compris l’importance du financement pour démocratiser l’accès au véhicule neuf. Des offres de crédit attractives, parfois à taux zéro, sont régulièrement proposées. SADA Motors s’est associée à des banques locales pour proposer des plans de financement souples sur les Chery, avec un apport initial faible et des mensualités modulables.
Enfin, conscients que la bataille ne se joue pas qu’au moment de la vente, les distributeurs de marques chinoises travaillent à bâtir un réseau après-vente solide. SADA Motors a inauguré un atelier moderne à Treichville, intégrant un quick service, un atelier de peinture et un magasin de pièces de rechange bien achalandé pour Chery. Rimco Motors dispose de plusieurs ateliers en Côte d’Ivoire pour assurer le service des Great Wall/Haval. La disponibilité des pièces détachées d’origine, longtemps talon d’Achille des marques émergentes, s’est considérablement améliorée.
Impacts sur l’écosystème local et les concurrents établis
Cette montée en puissance des marques chinoises a profondément modifié l’écosystème automobile ivoirien. D’abord, elle a contribué à réduire la part des véhicules d’occasion vétustes, appelés ironiquement « France au revoir ». De nombreux acheteurs qui auraient acquis une voiture de 8 ou 10 ans d’âge préfèrent désormais une voiture chinoise neuve pour un coût équivalent mais avec la sécurité et les garanties du neuf.
Face à cette concurrence, les concessionnaires établis ont dû ajuster leurs stratégies. CFAO Motors (distributeur de Toyota, Peugeot…) met davantage en avant ses modèles d’entrée de gamme et a introduit de nouvelles marques abordables. Socida, concessionnaire Renault, a accentué la promotion de Dacia pour ne pas perdre sa clientèle budget. Hyundai et Kia ont revu leurs tarifs à la baisse ou enrichi leurs dotations en équipement.
Cette émulation bénéficie au client final, qui dispose de plus de choix et de meilleures conditions. Mais pour certaines marques européennes positionnées sur l’entrée de gamme, la concurrence chinoise est particulièrement rude.
Une dynamique inscrite dans un partenariat sino-ivoirien renforcé
Le déploiement des marques automobiles chinoises s’inscrit dans le contexte plus large des relations sino-ivoiriennes en plein essor. La Chine est devenue un partenaire économique majeur de la Côte d’Ivoire, investissant dans les infrastructures et accordant des prêts pour des projets de développement.
Sur le plan commercial, la Chine est le premier fournisseur de la Côte d’Ivoire depuis 2016 et détenait 14,8% de parts de marché sur les importations ivoiriennes en 2023. Le commerce bilatéral a atteint 5,28 milliards USD en 2023, en hausse de 21%, dont 4,21 milliards d’exportations chinoises vers la Côte d’Ivoire. Une part significative de ces exportations concerne des produits manufacturés comme les machines, équipements de transport et véhicules.
En septembre 2022, la Côte d’Ivoire et la Chine ont signé un accord de partenariat stratégique renforçant leur collaboration. Des projets sont en discussion pour établir en Côte d’Ivoire des unités d’assemblage de camions, de bus électriques et même de batteries, avec l’appui technique et financier chinois.
Perspectives d’avenir : vers une production locale ?
L’essor des véhicules chinois soulève la question d’une éventuelle implantation industrielle locale. À ce jour, il n’existe pas encore d’usine d’assemblage automobile en Côte d’Ivoire, contrairement à des pays comme le Maroc, l’Afrique du Sud, ou plus récemment le Ghana et le Nigeria.
Toutefois, les autorités ivoiriennes affichent l’ambition de développer une industrie locale de montage de véhicules. Les marques chinoises, avec leurs volumes en hausse, pourraient être candidates à une telle localisation. On a vu ailleurs en Afrique des projets similaires aboutir : Baic assemble en Afrique du Sud, Great Wall a une usine en Algérie, BYD construit des bus électriques en Égypte.
Un projet pilote a été annoncé pour assembler localement des tricycles et minivoitures électriques avec des partenaires chinois, dans le cadre de la lutte contre la pollution urbaine – initiative qui pourrait préfigurer une montée en gamme vers l’assemblage automobile.
Un changement de paradigme irréversible
L’offensive des marques automobiles chinoises en Côte d’Ivoire illustre parfaitement la transformation économique mondiale en cours. Partie de rien il y a une décennie, l’industrie automobile chinoise s’est hissée au rang d’acteur global incontournable, capable de rivaliser avec les constructeurs historiques sur tous les segments.
En Côte d’Ivoire, cette montée en puissance a transformé le paysage automobile : des SUV Chery rutilants côtoient désormais des berlines Toyota indémodables, des minibus Tata résistants et des cars Yutong dernier cri. Cette diversité accrue profite aux consommateurs et s’inscrit dans le boom plus large des relations sino-africaines.
Reste à voir comment cet écosystème évoluera dans les prochaines années et si la Côte d’Ivoire parviendra à capter davantage de valeur ajoutée à travers une industrie locale. Mais une chose est certaine : les “voitures chinoises” sont bel et bien passées du statut de curiosité à celui de nouvelle norme sur les routes ivoiriennes – un changement de paradigme qui semblait improbable il y a encore dix ans, mais qui est désormais une réalité solidement ancrée dans le paysage économique et social du pays.
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