Économie ivoirienne : le paradoxe d’une puissance régionale où les nationaux délaissent des secteurs clés

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La Côte d’Ivoire présente un paradoxe économique saisissant. Moteur de l’Afrique de l’Ouest avec une croissance robuste, le pays voit pourtant des secteurs entiers de son économie échapper au contrôle de ses ressortissants. De l’import-export aux épiceries de quartier, en passant par la restauration de rue et le commerce de téléphonie, les communautés étrangères ont établi des positions dominantes, parfois hégémoniques, dans le tissu commercial du pays. Pendant ce temps, les Ivoiriens se tournent massivement vers la fonction publique, créant un déséquilibre structurel qui interroge sur la souveraineté économique nationale.

Les racines historiques d’une économie sous influence

L’empreinte des communautés étrangères sur l’économie ivoirienne n’est pas le fruit du hasard. Elle s’enracine dans une histoire longue de migrations qui remonte à l’époque coloniale. Dès les années 1920, le développement des plantations de café et de cacao a nécessité une main-d’œuvre abondante que les autorités coloniales ont recrutée principalement au Mali, au Burkina Faso, au Niger et en Guinée.

Cette politique migratoire s’est institutionnalisée après l’indépendance en 1960, sous l’impulsion du président Félix Houphouët-Boigny. Sa doctrine de l’« ouverture africaine » a légitimé l’arrivée massive de migrants ouest-africains pour soutenir divers secteurs économiques, tandis que des commerçants du Liban, de Syrie, d’Inde ou du Nigeria s’installaient pour structurer les premières filières d’import-export.

Aujourd’hui, le résultat de cette politique est patent : la population non ivoirienne représente environ 22% de la population totale selon le recensement de 2021, soit entre 5 et 6 millions de personnes. La majorité est née en Côte d’Ivoire et a développé des réseaux économiques durables qui dominent certains secteurs stratégiques.

Une cartographie communautaire de l’économie ivoirienne

L’économie ivoirienne est structurée selon une répartition sectorielle qui suit des lignes communautaires clairement définies. Chaque groupe migratoire s’est progressivement spécialisé dans des segments spécifiques, créant une mosaïque économique aussi diversifiée que segmentée.

Les Libanais occupent une position prépondérante dans l’import-export, la distribution de biens de consommation et le commerce de gros. Avec plus de 3 000 entreprises actives, ils représentent environ 8% du PIB ivoirien. Leur présence s’étend également aux secteurs de l’immobilier, de la logistique et de la grande distribution, faisant d’eux des acteurs incontournables de l’économie formelle.

La communauté nigériane, implantée massivement depuis les années 1960, a investi des marchés porteurs comme la téléphonie mobile, les accessoires électroniques et la vente de pièces détachées. Leur présence est particulièrement marquée dans les zones commerciales d’Abidjan, où ils ont établi des réseaux d’approvisionnement efficaces.

Les Mauritaniens ont conquis le marché des épiceries de quartier. On recense plus de 16 000 boutiquiers mauritaniens disséminés dans les quartiers populaires et périphériques, assurant une distribution capillaire des produits de première nécessité.

D’autres communautés ont également trouvé leur niche : les Nigériens dominent le commerce du bois et la vente de garba, un plat populaire ivoirien ; les Guinéens se sont spécialisés dans la restauration de rue et les kiosques à cafés ; les Togolais dans la menuiserie artisanale ; les Béninois dans la vulcanisation et les petits garages ; et les Ghanéens dans la réparation électronique.

Cette structuration sectorielle repose sur des mécanismes communautaires puissants : solidarité familiale, apprentissage intergénérationnel, mise en commun des ressources, et accès privilégié aux circuits d’approvisionnement. Ces réseaux constituent à la fois la force et la barrière à l’entrée de ces secteurs pour les entrepreneurs ivoiriens.

La préférence ivoirienne pour la fonction publique : un choix culturel aux conséquences économiques

Face à cette omniprésence étrangère dans l’économie de terrain, les Ivoiriens semblent avoir fait un choix sociétal différent. Depuis l’indépendance, la fonction publique est perçue comme le vecteur privilégié de mobilité sociale et de stabilité professionnelle.

Cette orientation n’est pas anodine. Elle s’inscrit dans une vision héritée de la période post-coloniale, où l’emploi public symbolisait l’ascension sociale et la respectabilité. Chaque année, des dizaines de milliers de jeunes Ivoiriens préfèrent préparer les concours administratifs plutôt que de s’aventurer dans le commerce, l’artisanat ou l’entrepreneuriat informel.

Le système éducatif et les pressions familiales renforcent cette tendance, en valorisant les parcours administratifs au détriment des filières techniques ou commerciales. Parallèlement, une forme de stigmatisation sociale entoure les activités informelles ou artisanales, souvent perçues comme peu valorisantes ou socialement déclassantes, même lorsqu’elles sont économiquement rentables.

Cette dichotomie culturelle a créé un vide que les communautés étrangères ont naturellement comblé, établissant progressivement des monopoles de fait sur des pans entiers de l’économie quotidienne.

Une économie à deux vitesses : forces et fragilités

La conséquence directe de cette répartition communautaire est l’émergence d’une économie ivoirienne à deux vitesses, qui présente à la fois des avantages et des risques structurels.

D’un côté, une économie informelle, dynamique et résiliente, largement tenue par les diasporas. Elle assure la distribution des biens de base, la petite restauration, les services techniques de proximité et l’approvisionnement des quartiers. Cette économie emploie des centaines de milliers de personnes et génère des flux financiers considérables, bien que partiellement captés par les circuits fiscaux.

De l’autre, une économie formelle plus lente à se structurer, où les Ivoiriens dominent dans les postes de direction, l’administration publique et les professions salariées, mais restent souvent absents des métiers du terrain et de l’entrepreneuriat de proximité.

Cette structure duale crée des tensions latentes : sentiment d’injustice économique, difficultés d’accès au capital pour les entrepreneurs nationaux, inégalités dans l’accès au foncier commercial, et perception d’un déséquilibre dans la répartition des opportunités. Ces tensions, généralement contenues en période de prospérité, peuvent s’exacerber lors des crises économiques ou politiques.

L’histoire récente l’a démontré lors des crises de 2000 et 2010, quand des discours xénophobes ont émergé et des commerces tenus par des étrangers ont parfois été pris pour cible. Ces épisodes rappellent la fragilité des équilibres sociaux quand ils reposent sur des disparités économiques trop marquées.

Vers une intégration économique plus équilibrée

Face à ces déséquilibres, les autorités ivoiriennes ont initié des politiques d’intégration et de formalisation, encore timides mais notables. En 2022, un programme du ministère du Commerce a permis de fournir des infrastructures de base à un millier de micro-commerçants, majoritairement issus de diasporas, afin de les intégrer progressivement dans l’économie formelle.

Parallèlement, des formations professionnelles commencent à cibler les jeunes Ivoiriens pour les orienter vers des métiers techniques ou artisanaux, tentant ainsi de briser le cercle vicieux de la dévalorisation de ces activités. Certaines communautés étrangères, comme la Chambre de commerce libanaise, collaborent avec les autorités pour encourager la création d’entreprises mixtes et le transfert de compétences.

Cependant, ces initiatives restent insuffisantes face à l’ampleur du défi. La formalisation de l’économie informelle, la diversification des parcours professionnels, et la revalorisation des métiers de terrain nécessitent une vision stratégique de long terme qui fait encore défaut.

Les défis d’une économie ivoirienne inclusive

L’enjeu des prochaines décennies sera d’intégrer pleinement les Ivoiriens dans tous les segments de leur économie, sans pour autant tomber dans le piège du nationalisme économique. Cette transformation suppose quatre axes d’intervention prioritaires.

Premièrement, une réforme profonde de l’orientation professionnelle et de la formation, pour valoriser l’entrepreneuriat et les filières techniques dès le plus jeune âge. Le système éducatif doit cesser de produire exclusivement des candidats aux concours administratifs pour former également des entrepreneurs et des techniciens.

Deuxièmement, un accès facilité au financement pour les entrepreneurs nationaux, notamment via des mécanismes de crédit adaptés aux réalités du marché local. Les jeunes entrepreneurs ivoiriens doivent pouvoir bénéficier des mêmes facilités de financement que les réseaux communautaires étrangers, qui s’appuient souvent sur des systèmes d’entraide familiale ou diasporique.

Troisièmement, une valorisation sociale des métiers manuels et commerciaux, qui passe par une reconnaissance publique de leur contribution à l’économie nationale. Les récits de réussite dans ces secteurs doivent être mis en avant pour changer les perceptions.

Enfin, un encadrement clair des pratiques concurrentielles pour éviter les monopoles communautaires qui verrouillent l’accès à certains secteurs. Cela suppose une régulation plus fine des marchés et une lutte contre les pratiques discriminatoires.

Pour une souveraineté économique partagée

La Côte d’Ivoire est à la croisée des chemins. Sa croissance économique impressionnante masque des fractures structurelles qui pourraient, à terme, fragiliser sa cohésion sociale. La diversification des profils dans les secteurs aujourd’hui dominés par les communautés étrangères n’est pas une guerre économique, mais une nécessité de justice sociale et de souveraineté nationale.

Loin de tout repli identitaire, l’enjeu est de rebâtir une économie inclusive, où les Ivoiriens participent pleinement aux activités de terrain, aux initiatives entrepreneuriales et à la construction des chaînes de valeur. Cette transformation ne signifie pas l’exclusion des communautés étrangères, qui ont contribué à bâtir la prospérité du pays, mais plutôt une meilleure intégration des nationaux dans les dynamiques productives.

La prospérité commune et durable de la Côte d’Ivoire repose sur cette capacité à construire un modèle économique où la diversité des origines devient une force et non un facteur de segmentation. C’est à cette condition que le pays pourra transformer sa croissance en développement véritable, partagé par l’ensemble de ses habitants, quelle que soit leur origine.


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