Vers la souveraineté numérique : la Côte d’Ivoire face au défi de l’autonomie technologique

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Un pari audacieux pour transformer l’économie ivoirienne

La Côte d’Ivoire s’est engagée dans une course contre la montre. D’ici 2026, le pays ambitionne de bâtir un écosystème technologique autonome, une aspiration qui s’inscrit dans une quête plus large de souveraineté numérique. Cette vision, portée par le gouvernement ivoirien, dépasse largement le simple cadre technologique pour s’imposer comme un véritable projet de société, un pilier fondamental de la modernisation étatique et du dynamisme économique.

L’objectif est clair : faire du secteur numérique un contributeur majeur au PIB national, avec une cible de 10% d’ici 2028. Une ambition qui prend appui sur des bases déjà encourageantes, puisque l’économie numérique contribue déjà à plus de 5% du PIB national, témoignant de son rôle croissant dans l’économie du pays.

Cette transformation s’articule autour de la Stratégie Nationale de Développement du Numérique en Côte d’Ivoire (SNNCI 2021-2025), qui prévoit 32 réformes prioritaires et mobilise une enveloppe globale d’investissements de 2000 milliards FCFA, soit environ 3,3 milliards USD. Une nouvelle feuille de route pour la période 2026-2030 est déjà en cours d’élaboration, attestant de la planification à long terme du gouvernement.

Le défi de la souveraineté numérique : entre autonomie et réalisme

Dans le contexte ivoirien, la souveraineté numérique se définit comme la capacité du pays à contrôler son espace numérique, à garantir la sécurité et l’intégrité de ses infrastructures digitales, et à protéger les données de ses citoyens. Cette ambition va bien au-delà de la simple acquisition de technologies : elle implique une transformation fondamentale, passant d’un rôle de consommateur de services numériques à celui de producteur et de contrôleur de son propre environnement digital.

L’échéance de 2026 pour l’autonomie de l’écosystème soulève néanmoins des questions légitimes quant à sa faisabilité. Atteindre une autonomie complète dans un laps de temps si court représente un défi considérable, suggérant que la stratégie vise plutôt une réduction significative de la dépendance qu’une autosuffisance absolue. La rapidité et l’efficacité de l’exécution seront déterminantes pour la concrétisation de cette vision.

Des fondations solides mais des écarts persistants

Les progrès réalisés par la Côte d’Ivoire dans sa transformation numérique sont indéniables. En 2024, le pays a investi plus de 250 milliards FCFA dans le secteur numérique, créant directement 2 965 emplois et des dizaines de milliers d’emplois indirects. Le taux de pénétration de la téléphonie mobile a atteint un record de 185% avec 58,7 millions d’abonnés, tandis que la pénétration de l’Internet mobile s’élève à 91% avec 28 millions d’abonnements.

Ces chiffres impressionnants masquent cependant une réalité plus nuancée. Malgré ces taux de pénétration élevés, seulement 35% de la population âgée de 5 ans et plus utilise effectivement Internet, un taux qui demeure inférieur à la moyenne africaine. Cette différence entre l’accès et l’utilisation effective révèle un écart significatif qui témoigne de l’existence de barrières sous-jacentes : coût, littératie numérique, pertinence du contenu et confiance dans les services en ligne.

La fracture numérique reste particulièrement marquée entre les zones urbaines et rurales, avec un taux d’utilisation d’Internet de 50% en milieu urbain contre seulement 22% en milieu rural. Cette disparité s’explique par plusieurs facteurs : 31% des ménages sans accès citent le prix élevé des équipements, 21% le coût des services, et beaucoup font face à l’éloignement des points d’accès et au manque de ressources financières.

Le pari du financement : 450 milliards FCFA pour l’innovation

Au cœur de la stratégie d’investissement figure le Fonds Ivoirien de l’Innovation Technologique (F2IT), annoncé en juillet 2025 par le Ministre de la Transition Numérique et de la Digitalisation, Ibrahim Kalil Konaté. D’une envergure de 450 milliards FCFA (environ 800 millions USD), ce fonds représente l’une des initiatives les plus ambitieuses du continent en matière de financement de l’innovation numérique.

Le modèle de financement adopté est révélateur de l’approche pragmatique du gouvernement : 100 milliards FCFA de contribution gouvernementale et 350 milliards FCFA attendus d’investisseurs privés et institutionnels. Cette répartition témoigne d’une stratégie délibérée de partenariats public-privé, reconnaissant les limites du financement public seul et cherchant à tirer parti du capital et de l’expertise du secteur privé.

Une task force de haut niveau a été mise en place avec l’objectif ambitieux de mobiliser l’intégralité du financement dans les six prochains mois. Le succès de cette mobilisation sera déterminant, car l’Afrique francophone ne capte actuellement qu’une faible part (14%) du financement des startups sur le continent, malgré un potentiel considérable.

L’écosystème startup : entre potentiel et contraintes de financement

Le F2IT s’inscrit dans un effort plus large de structuration de l’écosystème startup ivoirien. La nouvelle “Loi Startup” adoptée en janvier 2023 facilite l’accès des entreprises en phase de démarrage aux contrats publics, tandis que le hub national d’innovation IvorTech, soutenu directement par la Présidence, opère comme un centre de ressources pour le financement, la formation et l’information.

Le consortium Côte d’Ivoire Innovation 20 (CI20), regroupant les meilleures startups ivoiriennes, œuvre depuis 2021 à la création d’un environnement propice au développement des startups. Il a lancé le “Start Up Boost Capital” doté d’1 milliard FCFA et établi un partenariat avec Digital Africa pour le dispositif Fuzé, un fonds de pré-amorçage.

Ces initiatives visent à combler ce que le Ministre qualifie de “déficit criant de financements en amorçage”, une problématique majeure pour les startups qui peinent à obtenir des fonds auprès des banques traditionnelles, généralement peu adaptées à ce type de financement.

Infrastructures : la course vers l’autonomie technologique

Le développement d’infrastructures numériques robustes constitue un autre pilier essentiel de la stratégie ivoirienne. Le gouvernement s’est fixé pour objectif de couvrir les 550 “zones blanches” restantes d’ici fin 2025, avec un investissement de 28 milliards FCFA alloué spécifiquement à l’extension des réseaux dans les villages ruraux.

Plus stratégique encore, un centre de données national est en cours de construction à Abidjan, représentant un investissement de 36 milliards FCFA. Cette installation de 20 000 m² abritera 800 racks, offrira une capacité de 1 MW et fournira 2 200 téraoctets de stockage, destinés à servir tant les institutions gouvernementales que les entreprises privées.

Cette approche de localisation des données répond directement au défi de la dépendance technologique vis-à-vis des géants technologiques mondiaux. En conservant les données nationales sur son territoire, la Côte d’Ivoire cherche à améliorer la protection des données, à renforcer sa posture de cybersécurité et à assurer la continuité des activités.

Le pays a également signé un protocole d’accord avec Raxio Data Centre Côte d’Ivoire pour héberger le troisième Point de Présence national de l’échange Internet national (CIVIX) à Grand Bassam, visant à localiser le trafic Internet et à réduire la dépendance à la bande passante internationale.

Le défi de la 5G : entre promesses et contraintes réglementaires

Malgré les annonces et les promesses, le déploiement de la 5G en Côte d’Ivoire a connu des retards significatifs, principalement en raison de problèmes liés aux bandes de fréquences, aux coûts élevés et à des désaccords entre les parties prenantes. L’ARTCI travaille activement à rendre les bandes de fréquences disponibles, un processus complexe qui nécessite des bandes d’au moins 100 mégahertz pour des performances optimales.

Ces retards mettent en évidence la complexité des défis réglementaires, économiques et techniques. Contrairement à la connectivité de base, la 5G exige une allocation de spectre significative, des coûts d’investissement élevés et potentiellement de nouveaux modèles commerciaux, ce qui pourrait impacter l’objectif d’autonomie de 2026 si des mesures accélérées ne sont pas mises en œuvre.

Capital humain : former la génération numérique

Le développement d’un capital humain compétent représente un défi crucial pour soutenir l’ambition de souveraineté numérique. La SNNCI intègre 27 projets axés sur les compétences numériques, avec une initiative particulièrement ambitieuse : l’introduction de l’éducation numérique dès la maternelle à partir de 2025-2026.

Cette approche proactive vise à développer les compétences digitales dès le plus jeune âge, une stratégie à long terme pour construire une population numériquement alphabétisée dès la base. Les principales institutions d’enseignement supérieur, telles que l’UFR Mathématique et Informatique de l’Université Félix Houphouët-Boigny, l’ESATIC et l’Université Virtuelle de Côte d’Ivoire, proposent des programmes variés en collaboration avec des partenaires internationaux de renom.

Des initiatives spécifiques comme DigiFemmes, qui vise à former 1 000 femmes ivoiriennes aux compétences numériques, témoignent d’un engagement vers le développement inclusif du capital humain, reconnaissant que la réduction des disparités de genre est essentielle pour maximiser le bassin de talents.

Cybersécurité : un enjeu de confiance et de souveraineté

Les questions de cybersécurité représentent un risque significatif pour l’adoption et la confiance dans les services numériques. En 2024, 12 100 dossiers de cybercriminalité ont été enregistrés, représentant un préjudice de 6,9 milliards FCFA. Ces chiffres soulignent l’urgence de renforcer les capacités de protection.

La Côte d’Ivoire dispose d’un cadre légal pour la protection des données personnelles avec la Loi n° 2013-450 du 19 juin 2013, qui exige une autorisation préalable pour le traitement des données sensibles et les transferts internationaux. L’ARTCI est l’autorité de régulation désignée pour la protection des données personnelles, tandis que l’ANSSI (Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information) assure la cybersécurité.

Le défi consiste à développer une “culture de la sécurité” généralisée, impliquant un équilibre délicat entre la promotion de l’accès numérique et la construction de systèmes robustes et fiables qui protègent les citoyens et les entreprises.

Vers un leadership numérique régional

L’ambition de la Côte d’Ivoire dépasse les frontières nationales. Le pays aspire à devenir un leader régional en matière de transformation numérique et un hub pour le commerce électronique, avec un taux de croissance annuel de 11,3% prévu pour la période 2023-2027.

Cette dimension régionale s’exprime à travers la participation aux efforts d’harmonisation de la CEDEAO en matière d’intégration numérique. Le Forum Ivoire Tech vise à connecter les startups ivoiriennes et africaines au reste du monde, tandis qu’Abidjan améliore son classement parmi les pôles d’innovation numérique africains.

Cette approche reconnaît que la souveraineté numérique n’est pas une quête nationale isolée. La collaboration régionale peut créer un marché numérique plus vaste et plus robuste, permettre le partage des meilleures pratiques et relever collectivement les défis tels que la cybersécurité et la dépendance technologique.

Les défis de la mise en œuvre

Malgré cette vision ambitieuse et les moyens déployés, plusieurs défis persistent. La tension entre les efforts de réglementation et la nécessité de favoriser un environnement numérique dynamique s’illustre par les préoccupations du secteur privé concernant certains décrets qui créent des difficultés pour les entreprises numériques.

La dépendance technologique vis-à-vis des acteurs étrangers reste un défi majeur. Des législations comme le Cloud Act américain, qui permet au gouvernement américain d’accéder aux données hébergées sur des serveurs américains quelle que soit leur localisation, créent des tensions avec les réglementations de protection des données et soulèvent des questions fondamentales sur la souveraineté des données.

Perspectives et recommandations

Pour accélérer sa quête de souveraineté numérique, la Côte d’Ivoire devrait se concentrer sur plusieurs axes prioritaires. L’accélération de la mobilisation des 350 milliards FCFA auprès des investisseurs privés pour le F2IT constitue un impératif immédiat. La diversification des sources de financement et l’exploration de modèles de capital-risque adaptés aux startups en phase de démarrage sont essentielles.

L’expansion ciblée des infrastructures doit se poursuivre avec l’intensification des efforts pour couvrir les zones blanches restantes et l’accélération du déploiement 5G. Le renforcement du développement du capital humain, particulièrement pour les femmes et les communautés marginalisées, demeure crucial pour assurer une participation inclusive.

La révision continue des cadres réglementaires pour soutenir l’innovation tout en garantissant une protection robuste des données et la cybersécurité représente un équilibre délicat mais nécessaire. Enfin, le renforcement de la collaboration multipartite et l’exploitation des initiatives régionales sont essentiels pour créer un marché numérique plus vaste et compétitif.

Un pari sur l’avenir

La Côte d’Ivoire démontre un engagement ferme et des progrès significatifs dans sa quête de souveraineté numérique. L’objectif de 2026 pour un écosystème technologique autonome représente un pari audacieux qui pourrait positionner le pays comme une économie numérique de premier plan en Afrique.

Le succès de cette ambition repose sur un équilibre délicat entre l’ouverture et la protection, l’innovation et la régulation, l’inclusion et la compétitivité. En naviguant habilement entre l’exploitation des opportunités mondiales et l’atténuation des risques de dépendance technologique, la Côte d’Ivoire cherche à transformer les défis en leviers de croissance.

La réalisation de cette vision nécessitera une coordination renforcée entre tous les acteurs, une mobilisation efficace des ressources financières et une adaptation continue aux évolutions technologiques. Si ces conditions sont réunies, la Côte d’Ivoire pourrait bien réussir son pari de souveraineté numérique et s’affirmer comme un modèle pour l’Afrique francophone dans l’ère numérique.


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